On ne le sait que trop : les programmes de français au lycée sont lourds, écrasants même par leur dimension patrimoniale et normative. Dans un tel contexte, est-il encore possible de faire respirer les élèves en faisant vivre au lycée la littérature ? Ce rêve, cette « fiction », Sébastien Michel professeur de lettres à Brest, lui donne joliment réalité. Dans la continuité du projet i-voix, il anime une « fabrique littéraire » en ligne, le site Fictif, où ses élèves de 2nde et de 1ère lisent par l’écriture, s’approprient les œuvres par la créativité, enrichissent les textes par des productions visuelles, font résonner la parole de l’autre par la mise en image d’eux-mêmes, entrent en littérature par le numérique, font culture commune par la publication ouverte. La dynamique du projet s’avère remarquable : un travail inspirant ?
Vous avez ouvert une « fabrique littéraire » pour vos lycéens de 2nde et 1ère : qu’est-ce qui vous a poussé à lancer un tel projet ?
C’est le désir de renouveler ma pratique et de la diversifier. J’ai mené des projets théâtraux intensivement durant dix ans avec des collégiens et des lycéens et, parce que je suis TZR, devant tous les ans préparer en urgence en septembre mes projets de théâtre dans mon nouvel établissement, j’ai éprouvé le besoin de développer un outil de travail différent, moins dépendant des conditions extérieures, un outil pédagogique personnel que je puisse façonner en continu à ma manière, sans être dépendant des financements ou de la disponibilité – toujours hypothétiques – de lieux de répétition par exemple. J’ai rencontré le formidable blog i-voix.net et j’ai perçu là tout de suite l’extraordinaire plasticité du numérique pour approfondir les compétences d’expression des élèves. Bien entendu, je n’ai pas arrêté la pratique théâtrale mais je fais des choix : je diversifie mes pratiques et j’intègre le théâtre dans le système d’écriture et de publication du blog.
Concrètement comment fonctionne le dispositif de travail pour les élèves ?
L’âme du travail est l’écriture. Les élèves ont à composer des écrits d’appropriation de la littérature : les œuvres étudiées en classe et leurs lectures dites « cursives », qui ne font pas l’objet de cours mais de lectures personnelles liées aux œuvres étudiées par différents enjeux. Les lycéens écrivent en s’appropriant différents éléments des œuvres, un ou plusieurs en fonction du niveau d’approfondissement retenu. Ils écrivent à partir des thèmes, des motifs (des images), des problématiques, des formes d’écriture des œuvres, ou des résonances qu’elles suscitent en eux.
En quoi consiste le travail de l’enseignant dans un tel projet ?
Mes tâches sont multiples : je forme les élèves à la maîtrise technique des fonctionnalités du blog, chaque lycéen possédant un compte personnel où il rédige ses brouillons, les perfectionne et me les soumet sur l’interface collective de publication. Je lis, commente et évalue les productions lorsque je les publie sur le blog. Un aspect essentiel consiste par ailleurs à créer sur le papier des consignes de travail claires, progressives et stimulantes. Et j’encourage beaucoup à l’oral mes élèves ! Je réponds certes aux questions mais je reprécise également les contours des attentes lorsqu’un élève hésite à se lancer, à approfondir, ou estime que sa plume ne vaut pas d’être lue. En effet, c’est un travail scolaire mais qu’y a-t-il de plus intime que l’expression ? N’est-elle pas à juste titre dite « personnelle » ? Or le blog rend visible ces écrits pour qu’ils soient lus et que chacun se sente valorisé dans son effort ! Alors mon travail – presque d’éditeur de mes groupes d’élèves – consiste en une oreille attentive et une parole encourageante sachant souligner les points forts de chacun pour que chacun perçoive les filons personnels à exploiter. Pour créer de la diversité, je m’efforce également de proposer une multitude de sujets, souvent un par personne ou un pour deux, afin que beaucoup d’éléments des œuvres soient abordés, sous beaucoup d’angles, et que la lecture du blog soit riche !
Le travail mené intègre aussi des créations photos, audios et vidéos d’élèves : en quoi consistent-elles ? en quoi vous semble-t-il intéressant d’utiliser aussi ces langages avec les élèves ?
Les productions sont de trois natures : écrits ; photos ; vidéos. Les articles écrits citent les œuvres dont ils s’inspirent, présentent leur propre écrit de fiction (narratif, poétique, argumentatif, par exemple) illustré par une photographie ou un dessin personnel. Les photos sont des créations de romans-photos ou de théâtre-photos mettant en scène des passages de récits et de drames. Ces mises en scène ont vocation à retracer l’essentiel des moments de l’œuvre : une classe produit ainsi une dizaine ou une douzaine de romans-photos sur des épisodes clés. Les lycéens créent enfin des vidéos qui peuvent être des poèmes-vidéo, des monologues ou dialogues théâtraux, du théâtre filmé, entre autres… Pour que les élèves de l’année en cours – et des années à venir ! – puissent disposer d’un réservoir d’inspiration – quelque chose qui deviendrait presque un manuel scolaire de fictions composé par les élèves eux-mêmes –, je tiens à jour un index catégorisant les articles par genres littéraires et supports choisis. Les œuvres étudiées en classe donnent naturellement lieu à un nombre plus important de productions car tout un chacun doit y contribuer. C’est vrai par exemple pour le roman, le théâtre ou la poésie.
Quels vous semblent les intérêts d’amener les élèves non seulement à lire des œuvres littéraires, mais à écrire et à créer ?
Au-delà du premier enrichissement généré par la lecture des œuvres, la démarche d’écriture aboutissant à la création d’articles complexes tels que l’écrit illustré, le roman-photo et la vidéo amène progressivement les élèves à relire tout ou partie de l’œuvre, à faire des choix, à réfléchir sur les sens explicites et implicites, donc à creuser leur première approche pour prendre parti, c’est-à-dire interpréter l’œuvre. Tout est bon pour créer les conditions de cette appropriation de l’œuvre littéraire : l’imitation par l’écrit ; la mise en scène photographique ; la richesse de l’image mobile et sonore de la mise en scène vidéo où la voix prend une dimension essentielle. Lorsque des élèves mettent en scène Les Bonnes de Jean Genet en photos ou vidéos, aucun doute que leur connaissance et leur compréhension de la tragédie se retrouve affûtée par la relecture répétée de plus en plus précise du drame.
Quels vous semblent les intérêts de partager ces créations sur le mode de la publication ouverte ?
Les intérêts de la publication sont nombreux. Un élève peu confiant ou en difficulté par rapport aux consignes peut lire le travail des autres et s’en inspirer sur le fond et la forme. La possibilité de soigner la forme de la publication, grâce aux images à créer soi-même, stimule également le processus de création littéraire et visuelle. La plupart des élèves a conscience de l’effet d’approfondissement induit par le caractère public de l’affichage sur le blog : ils comprennent que leur image est en jeu. On peut dire que j’utilise un levier narcissique : pour l’élève, l’article publié est une image partielle de sa propre personne et il souhaite être perçu positivement.
Les élèves savent qu’ils ne rendent pas un travail qui sera lu par le seul professeur mais qu’ils présentent à l’attention de toute la classe, et de toutes mes classes actives sur le blog (150 élèves), leurs productions : tous font alors un effort sur le fond et la forme pour rendre publics des travaux dignes de l’intérêt de leurs pairs.
J’ajoute enfin que l’écriture numérique, non manuscrite, crée un effet de distanciation par rapport à la copie papier, donc par rapport à son propre travail. Les élèves perçoivent leur travail avec un certain recul grâce à la médiatisation de leur production : le traitement de texte gomme par exemple certaines torsions de l’écrit manuscrit, il harmonise, standardise et offre l’aide du correcteur orthographique ; et le support visuel permet de maîtriser les images grâce à la mise en scène.
Certains élèves « adorent » publier pour cette raison, le mot n’est pas trop fort. Ils s’amusent, certains mettent au second plan la dimension « travail obligatoire » : ils ne rendent plus simplement une copie (même s’ils continuent d’en rendre pour les commentaires et dissertations) mais créent une œuvre individuelle ou collective qui leur procure beaucoup de plaisir !
On peut imaginer des objections à un tel travail : « les élèves d’aujourd’hui ne s’investissent pas, ne savent pas écrire, n’aiment plus la littérature », « les programmes, trop lourds, ne nous laissent pas le temps », « c’est impossible à évaluer » … Que leur répondriez-vous pour les convaincre qu’un tel projet est possible et même fécond ?
Parce que je suis TZR, je ne passe souvent qu’une année dans un lycée. Si le blog est connu des élèves et des parents d’élèves, il l’est moins des collègues car je ne fais que passer. Je reçois peu d’appréciations des collègues pour cette raison mais quand il y en a, elles sont positives. Je dirais que le frein mentionné est surtout la charge supplémentaire. Certes, les professeurs ont déjà beaucoup de travail ; certes, les programmes sont lourds ; certes, on peut également avoir l’impression que l’époque technologiste ne nous aide pas dans nos missions pédagogiques en favorisant le zapping, mais les faits sont têtus et les constats raflent la mise : les élèves lisent, y compris sur des écrans ; les ados aiment écrire, y compris sur du papier, quel que soit le support.
Si le blog fictif propose une ligne éditoriale claire, que les demandes d’écriture sont accompagnées, les élèves produisent activement, collaborent, et publient en s’intéressant à tous les travaux, les leurs et ceux des autres : de rédacteurs ils deviennent également lecteurs des productions de leurs camarades alors que cette pratique est moins fréquente avec les copies papier, qui circulent peu. Et je ne me prive pas du plaisir, une fois par semaine, de faire l’éloge devant la classe extrêmement attentive, d’une publication particulièrement brillante ou très soignée ou très originale ! Que l’on ne s’y trompe pas : les élèves les plus créatifs ne sont pas forcément les élèves réputés « les meilleurs » ! L’écriture créative et ses supports visuels offrent une grande liberté que tous les élèves peuvent investir, même bien entendu les moins scolaires d’entre eux !
Quant à l’évaluation, rien ne change : c’est un travail normé, que j’évalue à partir de critères de réussite précis, certains obligatoires, d’autres facultatifs, tout en ménageant une marge de valorisation ouverte et flottante aux points les plus forts de chaque élève sur le fond et la forme. Le but, en effet, c’est l’appropriation, c’est-à-dire le compagnonnage des élèves avec l’œuvre, donc l’aventure : jusqu’où l’œuvre mène-t-elle tel élève ? et puis cet autre ? quel est pour chacun le chemin emprunté ? La note est importante pour l’élève ; pour le professeur, c’est bien avant que tout se joue et que le pari est gagné !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
La fabrique littéraire des élèves de Sébastien Michel
La fabrique littéraire i-voix 2014-2022
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