Les bibliothèques des abbayes médiévales comportaient un scriptorium : un atelier destiné aux moines scribes et copistes. Peut-on imaginer que l’écriture, à l’âge numérique, retrouve sa place à l’Ecole, jusqu’au cœur des CDI ? Telle a été la question soulevée le 30 janvier 2023 à la Bibliothèque nationale de France dans le cadre des Journées Inter-Académiques des Professeur.es-documentalistes. Autour d’une belle invitation : « Faire écrire pour construire un chemin d’émancipation ». Avec des conférences d’Alain Brunn sur l’écriture, d’Anne-Marie Petitjean sur l’écriture créative et de Jean-Michel Le Baut sur les pratiques numériques et scolaires de l’écriture.
Ce qu’écrire veut dire
« Faut-il transformer les élèves en écrivains ? » Alain Brunn, Inspecteur général de Lettres, a soumis le thème même de sa conférence au logiciel ChatGPT. L’expérience s’avère instructive quant aux capacités et limites de l’intelligence artificielle. « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent » : La Bruyère serait-il l’inventeur de ChatGPT ? Faut-il se désespérer (à nouveau) de ne plus pouvoir inventer ?
L’écriture, explique Alain Brunn, est d’abord « une technologie de la pensée ». Comme l’a montré en particulier Jack Goody analysant la « raison graphique », l’écriture apparait non comme une simple reproduction de l’oral, mais comme un langage spatialisé et rendu visible qui permet de mettre en forme le monde. Cette « rumination constructive » manquerait aux sociétés primitives restées dans l’oralité. Elle permet d’abstraire sous la forme de tableaux, de listes ou de formules. Elle constitue un moyen précieux de reconfigurer les savoirs, en particulier quand l’élève se fait moine copiste pour se livrer à l’exercice délicat de la prise de notes.
L’écriture est aussi une expérience du temps. Elle invite à prendre soin de son intériorité et de son rapport aux autres, à s’engager dans ce qu’on écrit, ce que le recours à une intelligence extérieure ne saura jamais réaliser. Alain Brunn souligne la nécessité d’un temps de travail long pour dépasser l’illusion de la spontanéité démiurgique. Le langage des réseaux sociaux lui semble relever de l’oralité, du dialogique, du « je » et « tu » plutôt que du « il ». Cependant le statut de l’écrit évolue, notamment par le développement de l’écriture collective ou la reconnaissance du brouillon : le processus de l’écriture devient davantage visible. Le lien entre la lecture et l’écriture est bel et bien à resserrer : en ce sens, les bibliothèques apparaissent comme des lieux particulièrement adaptés pour faire écrire les élèves.
Ce que l’écriture créative veut faire
Professeure de création littéraire et littérature française contemporaine à Cy Cergy Paris Université, Anne-Marie Petitjean livre aux professeur.es-documentalistes de passionnants « repères pour penser les pratiques d’écriture créative avec les élèves ». Il s’agit bel et bien d’engager l’élève dans une posture d’écrivain, de l’amener à « inventer sa pratique en mobilisant des conceptions d’écriture aboutie ». Dès 1837, Emerson soulignait d’ailleurs qu’« il faut être inventeur pour bien lire », qu’il y a un lien à établir entre le « creative writing » et le « creative reading ». Quels principes la recherche permet-elle d’éclairer ?
D’abord, le fait que le point d’entrée doit être l’écriture. Les gestes professionnels s’inversent alors puisqu’il s’agit de penser l’écriture avant la lecture. Par exemple, une panne d’inspiration peut motiver une enquête dans la bibliothèque. Il s’agit aussi de construire son lectorat, de faire l’expérience de la diffusion du texte, que ce soit par la publication internet ou la performance orale dans le cercle d’écriture. La réception collective favorise le processus de « retour sur le métier du texte ». Et les échanges éclairent l’intérêt du mot sur bout de la langue, de l’hésitation, de la faille.
La fabrique du texte livre « une compréhension interne » de l’objet littéraire qui cesse d’être étranger à soi. On mobilise des connaissances, mais de manière différente de l’écriture de glose. Par exemple, les genres littéraires deviennent « pôles d’aimantation » (Marielle Macé) plutôt que livres de recettes. Jusqu’à « tester la résistance des limites du genre ».
C’est que « l’importance de l’art comme expérience est sans équivalent pour les aventures de la pensée » (John Dewey). La consigne d’écriture est en réalité un prétexte : il s’agit d’un inducteur, dont il faut se saisir, éventuellement pour le tordre à sa guise. L’enseignant doit alors se départir d’un habitus : l’obligation du respect de la consigne. Il convient aussi d’être inventif dans les protocoles pour décaler les habitudes d’écriture, par exemple en changeant de lieu ou en cherchant du corps un matériau d’écriture : écrire, c’est un mode de perception ; l’atelier d’écriture est une éducation de l’attention au réel.
Enfin, l’écriture créative renforce la relation à la langue : il s’agit de passer « de la correction linguistique soucieuse de la norme à l’interrogation d’une relation subjective et impliquée à la langue ». Les expériences créatives amènent à interroger les normes, linguistiques et scolaires, à les déconstruire, à « trouver du jeu dans la langue ». Quelques pistes : multiplier les consonnes dans un mot pour produire un effet de sens et de jubilation, s’inspirer du travail de Ghérasim Luca ou de Charles Pennequin, s’essayer à des autobiographies langagières pour retrouver les langues apprises, les emplois familiaux, les aventures personnelles avec les mots, utiliser des langues plurielles…
Au final, Anne-Marie Petitjean nous invite à une posture « protensive » comme l’appelait Roland Barthes dans La préparation du roman : projetons-nous vers l’inconnu des textes à écrire pour accueillir l’inattendu.
Ce que le numérique change à l’écriture scolaire
Le numérique change-t-il la donne ? En quoi libère-t-il de nouvelles pratiques scolaires ? Professeur de français au lycée de l’Iroise à Brest, formateur DRANé dans l’académie de Rennes, Jean-Michel Le Baut tente de tirer quelques enseignements de nombreuses expériences menées avec les élèves, en particulier à travers le projet i-voix.
Constat de départ : le numérique démocratise l’écriture, jamais l’humanité n’a autant écrit, nous avons la chance de vivre une époque « graphomane ». Ce qui lance un double défi aux enseignant.es : comment exploiter à l’Ecole cette appétence des élèves pour l’écriture ? Comment transformer cette appétence en compétences d’écriture ? Un gouffre d’ailleurs se creuse entre l’Ecole et le monde. L’Ecole est le royaume de l’écrit, avec essentiellement une approche « savante » centrée sur la réception, le commentaire, la glose, mais la société est désormais celle de l’écriture, généralisée, décomplexée. Et quand on fait écrire les élèves à l’Ecole, c’est essentiellement pour de l’écriture papier, individuelle, évaluative, alors que les pratiques réelles de l’écriture sont numériques, interactives, communicationnelles et créatives. Peut-on se satisfaire de ce grand écart qui nous menace d’une grave déchirure ? Il s’agit au contraire de réconcilier avec l’Ecole des élèves qui trop souvent ne lui donnent guère de sens, d’aller les chercher là où ils sont, c’est-à-dire, aujourd’hui, en ligne. On sait aussi combien l’Ecole doit jouer son rôle éducatif jusque dans ce domaine essentiel de l’Education aux Médias et à l’Information. Enfin les pratiques scolaires de l’écriture peuvent elles-mêmes être réinventées et revitalisées si, elles se nourrissent des pratiques informelles des élèves.
Dans le scriptorium numérique i-voix, un blog en 1ère à près de 30 000 productions, les élèves ont ainsi exploré les métamorphoses de l’écriture, ses nouveaux supports, ses nouvelles formes, ses nouvelles modalités. Quelques exemples : émopoèmes, hashtags de lecture, gifs littéraires, SMS imaginaires, écritures visuelles via le smartphone, cartographie poétique, selfies de poèmes, audioguide créatif, réécriture d’un roman via Instagram ou Parcoursup, vidéopoèmes, vlogs de personnages, poèmes polyphoniques interactifs …
Quelques mutations de l’écriture sont alors mises à jour : l’art de la concision plutôt que celui de la longueur ; le passage d’une écriture linéaire à une écriture fragmentaire et spiralaire ; l’avènement d’une textualité multimodale qui enrichit les mots d’images, de vidéos, de sons, d’hyperliens ; le passage d’une écriture à processus, « au fil de la plume », à une écriture à programme, davantage susceptible de se projeter dans un temps long comme de faire retour sur elle-même par des corrections de type copier-coller-couper-déplacer-insérer ; la « naissance de l’auteur » collectif, qui amène à envisager l’écrit comme un organisme vivant, ouvert, mobile, sans cesse à déplier, transformer, continuer, en particulier grâce aux échanges avec autrui.
Ce qu’éclaire la dynamique du projet créatif et collectif i-voix, c’est aussi l’importance de la publication ouverte. Il apparait désormais essentiel d’aller avec les élèves travailler l’écriture là où désormais le monde nous traverse et où nous le traversons : sur internet. Y compris pour apprendre à publier, pour acquérir non seulement des techniques, mais une culture de la publication. L’expérience des i-tombeaux montre par exemple comment les élèves ont créé les traces numériques de personnages tragiques, puis mené une réflexion sur la transformation de notre relation à la mort à l’âge d’internet, appris à « anticiper le devenir trace de [leur] présence en ligne » (Louise Merzeau), retrouvé un peu de combativité et d’emprise pour penser et agir contre le numérique lui-même.
Car faire de l’élève un auteur sur internet, et peut-être du CDI un laboratoire créatif, présente des enjeux forts. Il s’agit d’envisager la culture comme un commun, comme une culture ouverte, vivante, participative, ce qui suppose d’amener chaque élève à y circuler et agir librement pour devenir à son tour créateur de savoirs et de productions culturelles. Il s’agit encore de faire des « écrits d’écran » un objet d’étude et d’analyse critique pour nous libérer de leur pouvoir de fascination et de formatage, pour saisir combien la technique peut limiter, guider ou augmenter nos possibilités d’action sur le monde. Il s’agit enfin de chercher à développer à l’Ecole une authentique culture de l’écriture qui mette en jeu et en réflexion, tout à la fois pratiques informelles, pratiques littéraires et pratiques scolaires.
Faire de l’écriture un chemin d’émancipation ?
Au final, les JIAPD 2023, déployées par Canopé Ile-de-France, prolongées par de nombreux ateliers pratiques tout au long de la semaine, ont montré combien le numérique libère l’écriture, combien l’écriture, en particulier créative, libère l’élève, combien elle libère même potentiellement du numérique en restituant de la puissance d’agir. Les JIAPD 2023 ont aussi permis de formuler quelques vœux : faire de la lecture, par l’écriture, un événement, jubilatoire ; ne plus laisser l’écriture aux écrivains ; sortir la littérature des livres et internet des gribouillages ; aider les élèves à s’échapper des assignations à résidence qu’elles proviennent des déterminismes sociaux, des normes scolaires, des programmes informatiques ou du web de la recommandation ; considérer l’Ecole comme le lieu d’une auteurisation, comme un espace qui donne à chaque élève habileté, reconnaissance et liberté, qui lui offre la possibilité, technique, esthétique, éthique, de s’emparer des mots et des interfaces pour passer des formats aux formes, construire une relation au monde, oser l’invention de soi.
Jean-Michel Le Baut
Les JIAPD 2023 Sur le site de Canopé