« Cris » est un roman de Laurent Gaudé qui tisse les monologues intérieurs d’une dizaine d’hommes au front de la Première Guerre mondiale. Comment vivre plus intensément cette expérience de lecture et enrichir sa perception de la guerre ? Comment faire résonner les voix de l’œuvre, en soi, pour les autres, ici et aujourd’hui ? Au collège Pablo Picasso de Montesson (78), Harold Richer, professeur documentaliste, et Lionel Vighier, professeur de lettres, ont amené leurs 3èmes à adapter le roman en fiction radiophonique en 9 épisodes, scénarisés, écrits et enregistrés par les élèves. Consigne : faire parler un personnage qui ne parle jamais dans le texte ou un personnage à un moment où il ne parle pas. « Cris étouffés » s’avère un projet d’écriture audio, immersive et interventionniste qui travaille bien des compétences, jusque d’empathie …
Le projet porte sur le roman « Cris » de Laurent Gaudé : pourquoi le choix de ce roman précis ?
Le roman de Laurent Gaudé est choisi pour la période historique (la première guerre mondiale), en lien avec le cours d’histoire. Bien sûr, le choix en la matière est très large, mais ce roman est à la fois facile d’accès pour des élèves de troisième et offre plusieurs niveaux de lecture et d’interprétation. Au-delà de l’histoire entre les personnages, facilement compréhensible, se nouent des réseaux thématiques et symboliques intéressants à démêler et à tisser en classe.
Quelles ont été les consignes de travail ?
Après avoir expliqué ce en quoi consiste l’écriture interventionniste, la consigne donnée aux élèves est la suivante : « Imaginez l’une des « voix » du texte, à n’importe quel moment du récit. Faites parler un personnage qui ne parle jamais dans le texte ou un personnage à un moment où il ne parle pas. Le texte doit pouvoir faire partie intégrante de l’œuvre : il faut donc être cohérent par rapport à l’œuvre et en reprendre le style. Votre texte comprendra une description. Longueur approximative : 30 lignes minimum (1 page). »
On imagine combien il a fallu un riche et lent travail de scénarisation et d’écriture : quelles ont été les modalités de travail dans cette phase essentielle ?
Comme il s’agit d’une fiction radiophonique, nous avons commencé par un atelier d’écoute de plusieurs fictions radiophoniques complètement différentes, afin d’attirer l’attention des élèves sur l’ambiance, l’écriture, la structure de ces créations sonores. Comme pour tout sujet de rédaction, nous avons amené les élèves à analyser le sujet et à en dégager les attentes en terme de contenu. Puis les élèves, en groupes (de 3 élèves environ), ont élaboré en classe leur projet de texte, puis le plan, pour ensuite se répartir équitablement les parties du texte, chaque élève devant rédiger une des parties de la rédaction. Nous veillions à la fois à l’intérêt littéraire du projet (sa plus-value par rapport au roman), à la cohérence par rapport au texte initial, à la structure narrative et à la pertinence des contenus envisagés. Nous avons ensuite sensibilisé les élèves à la nécessité d’un rétroplanning, pour expliciter les étapes d’une tâche complexe, et à la communication entre les différents membres du groupe.
Une fois que les élèves ont écrit leur texte, nous les avons amenés à améliorer collectivement ce dernier : passages à développer (souvent des descriptions), traits à renforcer, répétitions à éviter, tournures syntaxiques, enrichissement du lexique etc. Pour ce travail, destiné à l’oralisation, la relecture portait davantage sur l’ambiance, la profondeur du texte, sa prosodie, sa capacité à emmener son lecture, que sur des aspects visuels, comme l’orthographe (à l’exception de l’orthographe perceptible à l’oral).
Comment avez-vous travaillé l’oralisation des textes ?
Dans une séance suivante, nous avons mis l’accent sur la préparation de la mise en voix collective du texte : intentions dans la lecture, modalités de la répartition de la lecture à plusieurs voix. Des exemples de lectures expressives leur avaient été fournis via notre plateforme Pearltrees.
Les élèves se sont ensuite entraînés à lire leur texte, pour travailler la fluidité, la qualité de la diction, le rythme du texte, le ton à prendre, les intonations. Afin de les préparer à l’enregistrement final, chaque groupe est passé au moins une fois au micro et à la console du matériel de webradio, afin de s’habituer au retour dans le casque et au placement par rapport au micro.
Enfin, après nous avoir partagé leur conducteur comportant l’habillage sonore souhaité, les élèves se sont enregistrés lors d’une avant-dernière séance. La dernière séance a été consacrée à l’écoute collective de leurs enregistrements, ce qui a permis à chaque groupe d’entendre la création des autres et a donné lieu à des échanges tant sur la plus-value de chaque création par rapport au texte (quel regard nouveau le texte inventé nous offre-t-il sur le roman ?) que sur la qualité intrinsèque de la fiction radiophonique.
Comment avez-vous, techniquement et pédagogiquement, mené les enregistrements ?
Les enregistrements ont été possibles grâce à un kit de webradio facilement transportable. La coanimation nous a permis de mieux suivre et conseiller les élèves, mais aussi d’extraire dans une salle non lointaine les élèves partis enregistrer. Pendant qu’un groupe enregistrait, les autres groupes n’ayant pas enregistré finalisaient leur mise en voix, s’entrainaient, tandis que les groupes ayant enregistré avaient pour mission de rédiger un pitch de présentation de leur texte et d’indiquer les sources utilisées (des sites de sons libres de droits avaient été fournis en amont).
Deux étapes précédentes ont permis aux élèves de se familiariser avec le matériel de webradio. En effet au tout début de la séquence, dès la lecture des premières pages du livre, les élèves ont été invités à mettre en voix des morceaux de phrases du premier chapitre faisant sens pour eux. Au-delà du levier littéraire et syntaxique d’une telle séance, il s’agissait également de permettre aux élèves de découvrir le matériel de webradio, d’éviter l’effet de surprise le jour de l’enregistrement (dû au retour dans le casque, principalement), d’apprivoiser le stress lié à la situation (qui peut être intimidante), d’apprendre à bien se positionner face au micro et à respirer.
A la lumière de l’expérience, en quoi la démarche de création audio vous semble-t-elle particulièrement féconde pour aider les élèves à s’approprier une œuvre ?
Comme tout projet d’écriture interventionniste ou d’écriture de suite de texte, l’invention permet de voir ce que les élèves ont compris de l’œuvre, mais également comment ils en interprètent certains aspects. De plus, la création est une appropriation : ils font de cette œuvre la leur, et inversement ils contribuent à augmenter le texte initial.
Par ailleurs, l’entrée par l’audio, en particulier dans un roman intitulé Cris, m’a semblé particulièrement significative, aussi bien en terme symbolique (la parole est un thème crucial dans l’œuvre, symboliquement fort, en particulier à la fin) qu’en terme sensoriel et prosodique. J’ai eu l’impression qu’avec le travail écrit et oral sur le texte, les élèves faisaient corps avec le texte. J’entends leurs enregistrements comme une incarnation hybride de l’œuvre de Gaudé et de leur imagination, comme des voix tues par le roman, d’où le titre de la fiction : « Cris étouffés ».
Le travail est à la fois collaboratif (plusieurs élèves concourent au même épisode) et coopératif (les différents travaux de groupes s’emboitent pour que la fiction radiophonique soit complète) : qu’est-ce que ces démarches collectives apportent selon vous aux élèves ?
Par le travail collaboratif, les élèves ont d’abord échangé sur le texte, confrontant leurs interprétations sur le texte, leurs manières de voir les personnages. La coopération a également permis aux élèves de s’enrichir les uns les autres, de se compléter. Enfin il est important qu’ils apprennent à collaborer : certes c’est un exercice parfois délicat, en raison des désaccords, des déséquilibres dans l’investissement des uns et des autres, mais cette manière de travailler leur apprend à communiquer, à écouter, à argumenter leur point de vue, à identifier les points de blocage, à trouver des solutions, des consensus, et bien sûr à s’organiser.
Des collègues pourraient être freinés par un obstacle : la publication des productions audio. Comment avez-vous résolu cette question ? Quels conseils donneriez-vous en la matière ?
Dans le cadre du projet, si l’enregistrement est destiné à être publié il est préférable d’être clair et transparent avec les élèves à ce sujet, pour anticiper d’éventuelles oppositions de principe du côté des élèves et des familles. Je conseille de faire remplir les autorisations d’enregistrement et de diffusion dès le début du projet, pour que le consentement des élèves et des responsables légaux soit entier et ne pose pas de problème, y compris pour la diffusion en classe.
Pendant l’enregistrement, il est préférable de faire réécouter aux élèves leur enregistrement, pour leur demander ce qu’ils en pensent. Bien sûr, on a toujours honte d’entendre sa voix, qu’on trouve insupportable, mais c’est un phénomène normal. Mais c’est une première étape de validation.
Une fois l’enregistrement effectué, nous les écoutons avec les élèves, en classe, tous ensemble. J’observe les élèves pour voir si certains ou certaines sont vraiment mal à l’aise avec leur voix ou l’enregistrement. Si c’est le cas, nous en discutons tranquillement en fin d’heure. En général, les élèves s’accommodent de leur voix (on finit par s’y habituer !) et si l’enregistrement est vraiment loupé, on peut éventuellement proposer un rattrapage, si l’emploi du temps le permet.
De manière générale, je conseille aux collègues d’être clairs dès le début du projet sur la finalité du travail et de recueillir au plus tôt les consentements respectifs de l’élève et de la famille. Je conseille également la réalisation de micro-exercices d’enregistrement permettant aux élèves de s’habituer à s’entendre. Enfin je conseille de rassurer les élèves sur d’éventuels complexes ou d’éventuelles inquiétudes.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
La fiction radiophonique « Cris étouffés »