Comment lutter contre le complotisme ? Alors que N Vallaud Belkacem participe le 9 février à journée d’étude « Réagir face aux théories du complot », comment les enseignants font-ils pour éduquer les élèves face au complotisme ? Lionel Vighier est invité par la ministre à présenter ses pratiques pédagogiques. Mais dès septembre dernier, le Café pédagogique l’avait interrogé sur ce point. Ecoutons le…
Les jeunes seraient particulièrement sensibles aux théories du complot qui se diffusent sur internet : comment l’Ecole peut-elle construire un esprit critique suffisamment armé pour résister aux mensonges et manipulations ? Lionel Vighier, professeur de français au collège Pablo Picasso à Montesson dans les Yvelines, a choisi de prendre par les cornes le taureau du conspirationnisme: ses troisièmes ont mené des recherches en ligne sur les théories du complot, en ont démonté les mécanismes de raisonnement et de rhétorique, ont réalisé à leur tour des vidéos conspirationnistes sur le mode de la parodie, « excellent exercice de mise à distance et en même temps de création ». Le projet développe des compétences autour de l’argumentation, en particulier de la persuasion : il constitue aussi un remarquable exemple d’éducation à la citoyenneté numérique. Avec un scoop : « Les preuves sont accablantes : les profs sont en réalité des vampires ! »
Dans quel contexte cette séquence sur le complotisme est-elle née ?
Depuis le mois de septembre 2014, une classe de troisième a été choisie pour expérimenter le projet « classe médias », dont les objectifs sont de développer l’esprit critique, de sensibiliser les élèves au traitement de l’information ainsi qu’aux enjeux de la publication.
L’idée de cette séquence m’est venue de conversations avec les élèves de cette classe, suite aux attentats de Charlie Hebdo. Si la plupart des élèves n’apportaient pas de crédit aux théories du complot liés à cet attentat, une grande partie d’entre eux avait tendance à croire plusieurs autres théories du complot. Mon objectif n’a jamais été de vouloir leur délivrer une vérité qu’il m’aurait été déplacé et souvent impossible d’asséner. En revanche, lorsqu’on demande des explications aux élèves, l’argument principal avancé est le suivant : « parce que j’ai vu une vidéo, « parce que j’ai lu un truc sur internet ». Par conséquent il m’a semblé intéressant d’analyser les sources et le contexte de publication de ce type d’articles ou de vidéos, et d’en analyser avec eux les mécanismes argumentatifs et audiovisuels, afin de leur permettre de prendre du recul et de dissocier le fond et la forme.
La séquence a débuté par un important travail de recherche et d’analyse : quelles ont été les activités proposées ? quelles constantes les élèves ont-ils dégagées ?
Les élèves ont dû chercher des exemples concrets et variés, aussi bien récents qu’anciens, de théories du complot à analyser. En raison d’une difficulté de connexion au collège, les élèves ont effectué leurs recherches chez eux, bien qu’il eût été intéressant de les mener en classe afin d’analyser spontanément certains résultats de recherches. Le site Pearltrees nous a permis de mutualiser leurs recherches. L’objectif était que l’observation de constantes et de leitmotivs les amène à considérer avec davantage de recul les théories du complot qu’eux-mêmes connaissent. Ils ont en effet pu observer certains motifs et des acteurs récurrents : la fausse mort d’une célébrité, le complot d’Etat, le complot de sociétés privées ou secrètes, les extraterrestres… et presque toujours la manipulation des politiques et/ou des médias.
Les observations des élèves concernant les procédés rhétoriques et audiovisuels des théories du complot ont été synthétisées sous la forme d’une carte heuristique, mise à leur disposition pour leur production. Quelques procédés ont été dégagés : par exemple l’emploi du mode impératif et de questions rhétoriques. Quelques tournures et phrases récurrentes ont été relevées : « comme par hasard », « ben voyons », « on nous cache des choses », « vous pensez vraiment que … ? », « coïncidence ? je ne pense pas … », « les preuves sont accablantes » … Du côté de la mise en scène, les élèves ont pu observer le choix fréquent de couleurs sombres et menaçantes, d’une musique dramatisante …
Comme dans tout énoncé argumentatif, il est intéressant de prendre conscience de la différence entre les arguments et la rhétorique mise en place pour convaincre, voire persuader.
Quelles réactions de leur part avez-vous pu observer durant cette phase d’exploration ?
Certains élèves ont été assez surpris de constater que le discours complotiste était assez ancien. Ils ont été amusés par certains raisonnements (comme le fait de faire parler les chiffres), par certaines théories, qui leur semblaient ridicules, et par la récurrence de certains motifs complotistes. Ces observations leur ont permis de prendre du recul par rapport aux quelques théories du complot qu’eux-mêmes connaissaient.
L’analyse de la confusion entre corrélation et causalité les a particulièrement intéressés : nous avons eu un long échange sur la causalité et sur sa possible confusion avec la corrélation. Le propos était un peu abstrait, mais les exemples tirés du site « Spurious correlations » (en anglais) ont permis d’étayer la démonstration : il s’agissait en effet de montrer qu’une des spécificités du discours complotiste consiste à mettre en avant un lien de causalité entre deux éléments corrélés, souvent dans le temps. En guise d’illustration édifiante et amusante, on a utilisé une vidéo en ligne, réalisée par la chaîne e-penser, démontant l’absurdité de tels raisonnements : le lit serait le « lieu le plus dangereux de France » parce que c’est l’endroit où on est le plus susceptible de mourir ! Il s’agit ici du fameux « Coïncidence ? Je ne pense pas ! » D’où également le titre de la séquence « Comme par hasard… ».
Les élèves ont été invités à produire à leur tour des théories conspirationnistes parodiques : quelles ont été les modalités de travail pour mener à bien cette délicate création ?
Nous nous sommes inspirés des complots du « Before du Grand Journal » sur Canal + : ce sont des parodies de théories du complot condensant à l’extrême bon nombre de procédés de la rhétorique complotiste. Les élèves ont formé des groupes de travail, puis ils ont choisi ou proposé une théorie du complot à parodier. Toutes les étapes sont validées par le professeur, qui les accompagne pas à pas dans leur production.
Ce que cette création peut comporter de délicat, c’est l’élaboration du contenu. Bien que celui-ci soit parodique, il est nécessaire de veiller à ce que la production soit clairement parodique et qu’elle ne vise ni une religion, ni une couleur de peau, ni une nationalité etc. A travers l’humour, il ne doit pas être question de régler ses comptes ni de soulever une quelconque polémique. Les élèves ont joué le jeu et semblent avoir compris, après explications, les limites légales de la liberté d’expression mais aussi la bienveillance nécessaire lorsqu’il s’agit d’une publication scolaire.
Pouvez-vous donner quelques exemples de ces complots d’élèves ? De manière générale, en quoi la parodie vous semble-t-elle un intéressant outil pédagogique ?
Pour donner quelques exemples variés, je citerais : le complot des professeurs , qui seraient en fait des vampires, le complot des chats, qui seraient les vrais maîtres du monde, le décryptage d’un match truqué. Les élèves ont été assez libres pour le choix du support : articles, vidéos, présentations animées (Prezi).
La parodie me semble un outil pédagogique intéressant parce qu’elle permet de s’approprier les rouages d’un discours pour apprendre à prendre de la distance par rapport à celui-ci, quel que soit ce discours. C’est un excellent exercice de mise à distance et en même temps de création.
Au final, quel bilan tirez-vous de l’expérience ?
Je tire un excellent bilan de cette expérience. Cette séquence a été assez courte (deux semaines) mais dans le bilan de fin d’année, elle fait partie des séquences préférées des élèves… ce qui suffit pas à en tirer un bilan pédagogique positif, bien sûr, mais cela y contribue. Le bilan positif s’explique par deux réussites :
• le développement de l’esprit critique des élèves, audible dans les débats en classe, leurs questionnements, leurs analyses.
• l’autonomie et la créativité des élèves : ceux-ci ont travaillé en groupe, de manière très autonome et sur un temps très court. Ils ont écrit, parfois joué, et n’ont cessé de peaufiner leurs phrases, de choisir les mots à employer, et d’améliorer leur production, écrite et/ou audiovisuelle.
Pour le professeur de français, c’est un moment intéressant où on peut aborder l’argumentation explicite et implicite, en prenant appui sur l’actualité et les médias consultés par les élèves, ou plus précisément les médias qui parviennent jusqu’à nos élèves sur les réseaux sociaux. Le plus délicat est de se concentrer uniquement sur l’analyse du discours, là où les élèves souhaitent – ce qui est normal – débattre sur le fond et sur la véracité du propos. Régulièrement, et surtout au début, il a fallu préciser aux élèves qu’il n’était pas question de confirmer ni d’infirmer ces théories du complot, mais plutôt de donner des outils pour que chacun se pose les bonnes questions, maintienne son esprit critique en éveil et puisse être capable de se former, à terme, sa propre opinion.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Recherches des élèves sur les complots
Une vidéo édifiante sur la confusion causalité / corrélation
Production d’élèves : Le complot des professeurs
Production d’élèves : Le monde sous l’influence des chats !