Au fil d’un entretien accordé au Café pédagogique, Lubna Azabal, vibrante interprète d’une enseignante de littérature en résistance contre l’obscurantisme dans « Amal. Un esprit libre » de Jawad Rhalib, revient sur l’originalité et la richesse de son expérience. Elle affirme son attachement à l’École comme ‘temple à protéger’, son immense admiration pour le métier d’enseignant. Et, en comédienne lucide et ‘citoyenne du monde’ touchée par la violence, le fanatisme et ‘les maux de nos sociétés’, elle définit ici avec modestie son travail au cinéma comme l’engagement dans un art parmi d’autres pour ‘mettre de la lumière dans une pièce sombre’. À ses yeux, ‘c’est notre devoir à tous. L’essentiel est de ne pas se taire’.
Belge née à Bruxelles, d’un père d’origine marocaine et d’une mère d’origine espagnole, Lubna Azabal peut être fière de son impressionnant parcours d’actrice (primée à plusieurs reprises), mais ce n’est pas le genre de cette belle personne, franche et chaleureuse, libre dans l’intensité de son jeu comme dans l’expression de son humanisme irréductible. Sa riche filmographie manifeste une grande ouverture d’esprit et le souci de tourner dans tous les pays sous la direction de grands cinéastes renommés, de débutants ou de talents confirmés venus de tous les horizons, d’André Téchiné à Denis Villeneuve ou Ridley Scott, de Maryam Touzani à Rachid Hami, de Gaël Morel à Morgan Simon.
D’où vient votre désir de cinéma ?
Au départ je voulais être reporter de guerre. J’étais très jeune : j’ai vu la mort à la télévision du dictateur roumain [Nicolas Ceausescu exécuté avec son épouse à l’issue d’une procédure expéditive le 25 décembre 1989 , quelques jours après l’écroulement du régime] abattu sans procès par un peloton d’exécution et j’en étais scandalisée ! D’autres conflits dans le monde me révoltaient. J’ai quitté ma famille et l’école à 15 ans.
Des débuts difficiles, faits de débrouille et de petits boulots, celui de serveuse notamment. Loin de mes parents de confession musulmane et de ma scolarisation dans une école catholique très stricte. J’ai été élevée dans le respect absolu de l’École et des professeurs. Ma mère en particulier m’a expliqué qu’il était hors de question de remettre en cause leur autorité. Et je m’y tenais.
Vous n’avez pas envisagé de revenir en arrière ?
Non. Pendant cette période dure, j’étais toujours habitée par ma vocation première : l’obsession de témoigner des situations de conflits dans le monde, devenir reporter de guerre alors que je ne connaissais personne dans le milieu.
Il y avait une école de cinéma à côté du bar où je servais. Un ami m’a conseillé d’entrer au Conservatoire royal de Bruxelles. À l’époque, je n’avais aucune fascination pour ce monde-là, celui du théâtre et du cinéma. Je suivais les cours en trouvant cette activité récréative.
Dans quelles circonstances êtes-vous devenue comédienne ?
Après des débuts au théâtre, ce sont les réalisateurs qui m’ont choisie. Après un court-métrage « J’adore le cinéma » de Vincent Lanoo avec le comédien Olivier Gourmet en 1997, André Téchiné avec qui j’ai tourné dans « Loin » en 2001 et « Les Temps qui changent » en 2004 m’a beaucoup encouragée à poursuivre dans cette voie…
Comment avez-vous rencontré le réalisateur de « Amal. Un esprit libre »? Pourquoi avez-vous accepté le rôle qu’il vous a proposé ?
C’est Jawad Rhalib qui est venu me chercher. Je connaissais son travail. J’avais beaucoup aimé entre autres son documentaire « Au temps où les arabes dansaient ».
La question de l’emprise de l’extrémisme religieux (islamisme salafiste ici) a été le facteur décisif de mon adhésion au projet. Un projet élaboré sur plusieurs années, difficiles à monter financièrement. Pour ma part, j’ai construit mon personnage peu à peu. J’ai enquêté, rencontré beaucoup d’enseignants. Je suis ainsi rentrée progressivement en profondeur dans la peau du personnage et la longue préparation m’y a aidé ainsi que la méthode de tournage de Jawad Rhalib toujours à l’écoute des comédiens et des jeunes interprètes choisis au casting pour former la ‘classe’, toujours soucieux d’enrichir le scénario en cours de route…
Quels enjeux pour l’École et l’éducation la fiction met-elle en lumière selon vous ?
En Belgique la notion de laïcité n’est pas du tout la même qu’en France. À l’école publique, les cours de religions sont obligatoires et l’institution n’a pas droit de regard sur leur contenu [une réforme en cours prévoit de les rendre optionnels sur demande des parents et de sortir ces cours du cursus scolaire à la rentrée 2024].
Pour les élèves sous emprise dans le film, tout est blasphème, la pédagogie ouverte, la lecture et l’étude en classe d’un poète arabe du VIIIe siècle célébrant la liberté sexuelle, l’homosexualité assumée de Mounia, entre autres différences… Certaines sont dans l’enfermement d’une foi sans recul.
Je vois qu’une partie de la jeunesse se trouve prise dans une exaspération paranoïaque, dans une ‘définition de soi’ par sa religion. Tout cela a des conséquences mortifères.
J’ai une immense admiration et de l’affection pour les enseignants qui se battent pour que l’École demeure un ‘temple à protéger’. En Belgique, entre aitres pays, ce temple est menacé d’autant que les gouvernements successifs, par naïveté, irresponsabilité ou aveuglement, ont laissé cette pratique de l’entrisme religieux s’installer. Des voix commencent à s’élever, mais le flottement autour de la notion de laïcité en Belgique ne facilite pas les choses.
L’éducation garde à mes yeux un rôle primordial pour fournir aux jeunes les clés essentielles à leur construction, pour les empêcher de tomber dans la violence et l’intolérance.
Pensez-vous que le cinéma et ce film en particulier puissent provoquer un choc salutaire ?
Par le cinéma, par d’autres arts, par toute forme d’expression, chacun a son rôle à jouer. Comme une ‘bougie’ qui éclaire une pièce dans la nuit’, tout ce qui faire évoluer les maux de nos sociétés, prenons-le. J’espère que « Amal. Un esprit libre » y contribue.
Contre le silence et la peur, Amal s’oppose à l’intolérance. Comment percevez-vous la mobilisation récente dans le cinéma français de femmes, des comédiennes notamment, et de leurs prises paroles concernant le viol, les agressions sexuelles et la domination masculine ?
Nous sommes au milieu du grand 8 – elle pointe le doigt sur le chiffre qu’elle vient de dessiner. De ce fait, il y a eu des œufs cassés et des hommes ont ‘morflé’ : c’est une conséquence inévitable. Nous allons vers un mieux, mais nous n’y sommes pas encore. Nous devons travailler femmes et hommes ensemble. Les histoires de ‘déconstruction’ chères à certaines, je ne souhaite pas que quiconque s’en réclame en mon nom.
J’apprécie énormément la démarche collective de la comédienne Judith Godrèche, car elle est forte de propositions concrètes et favorables à la sortie du silence de nombreuses femmes anonymes. Il faut encourager la visibilité des femmes violées ou agressées qui n’osent pas parler et ne sont pas des actrices. Ces femmes silencieuses ne disposent pas de la notoriété permettant aux actrices de se retrouver médiatiquement sur le devant de la scène.
En vous engageant dans de nombreux films où parler pour les pays et les artistes qui n’ont pas cette chance’, n’êtes-vous pas restée fidèle à votre rêve d’enfant, devenir reporter de guerre ?
En tant qu’actrice, je suis de partout et de nulle part ! Et mon prochain film [sortie le 28 août en France], réalisé par Morgan Simon, a pour titre « Une vie rêvée ».
Propos recueillis par Samra Bonvoisin
« Amal. Un esprit libre », film de Jawad Rhalib. Sortie le17 avril 2024