« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant », proclamait Arthur Rimbaud dans sa fameuse lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871. Et si l’élève lui-même était invité à un travail de voyance pédagogique ? C’est l’enjeu d’un beau travail mené autour des « Cahiers de Douai » par Claire Raimbaud au collège Jean Moulin à Paris. Les élèves s’approprient progressivement le recueil en jouant avec les titres et les premiers vers des poèmes, en créant ensuite leur propre nuancier, en fabriquant enfin des objets, « à déposer comme une balise sur le chemin de l’homme aux semelles de vent et qui correspondent à cette image produite à partir du poème. » La lecture se fait ici créative et sensible : jusqu’à inventer la couleur, la forme, et le sens, en soi, de la poésie.
Dans une première activité, vous avez invité les élèves à « rêver » à partir des titres de poèmes : selon quelle démarche et dans quel but ?
Avant que les élèves aient accès au recueil et aux poèmes, j’ai projeté le titre Les cahiers de Douai dont nous avons fait une analyse grammaticale (GN) et lexicale (« cahier », « Douai »), puis j’ai projeté vingt des titres des poèmes de Rimbaud au tableau et ai demandé aux élèves de choisir les trois titres qu’ils préféraient, ceux dont ils avaient envie de lire le poème et de justifier leur choix pour le défendre tout en indiquant ce qu’ils imaginaient à partir de ce titre. Ils mènent ainsi un travail d’appropriation personnelle (dessin d’un podium avec les éléments d’interprétation à l’écrit) et d’argumentation à l’oral, les élèves n’ayant pas tous choisi le même poème, à l’exception du « Buffet » qui remporte tous les suffrages, c’est une première occasion de circuler dans l’ensemble des titres.
Une deuxième étape amène les élèves à travailler autour des vers : quel est ici le travail mené ? pourquoi ce temps particulier ?
L’objectif de cette lecture active et de toutes les activités menées est de favoriser l’appropriation de l’œuvre dans son ensemble et son réinvestissement, notamment lors des de l’exercice de la dissertation et également de permettre aux élèves de choisir le recueil pour la deuxième partie de l’épreuve orale où on évalue « la capacité à défendre une lecture personnelle, a expliquer et à justifier ses choix, à établir des liens entre la lecture littéraire et les autres champs du savoir, l’expérience du monde et la formation de soi ».
Pour cela, les élèves en binômes reçoivent une enveloppe qui contient vingt titres et vingt « premiers vers » et ils doivent associer chaque titre au début du poème qui lui correspond. Ils vont donc devoir repérer des indices pour justifier des associations proposées. Certains sont explicites, d’autres plus implicites mais les élèves font appel à leurs connaissances lexicales, littéraires ou historiques et travaillent ainsi des compétences de lecture de manière très efficace. Les poèmes de Rimbaud se prêtent particulièrement à cet exercice et ce repérage pourra être exploité ensuite lors des explications linéaires qui vont suivre afin que les élèves n’oublient pas d’exploiter le titre.
Au menu, il y a aussi la création d’un « nuancier » : comment procédez-vous ?
Discipline de Michel Pastoureau, je travaille très souvent sur les couleurs dans les textes littéraires et encore une fois, il m’a semblé que le recueil de Rimbaud pouvait être lu sous cet angle. Après ce premier temps d’appropriation par la découverte de tous les titres et de tous les premiers vers, les élèves lisent cinq poèmes au choix : ils doivent apprendre par cœur les premiers vers et identifier les couleurs évoquées ou à associer. Deux exemples parmi tant d’autres : « un trou de verdure » et « les deux trous rouges » du « Dormeur du val » mais aussi les couleurs plus implicites comme dans « Les Effarés » avec les personnages « Noirs » en contraste avec « dans la neige et dans la brume » et donc le blanc puis avec le rouge-orange du « grand soupirail qui s’allume ».
Les élèves colorient directement avec des crayons de couleur sur le recueil qu’ils ont acheté et commencent sans le savoir à se fabriquer une représentation mentale du poème qui en facilitera la compréhension et la mémorisation tout en enrichissant son analyse. Le travail est ensuite poursuivi avec le professeur d’Arts Plastiques qui propose aux élèves de construire un nuancier des Cahiers de Douai à la manière de ceux de Martha Wilson (fabrication de la couleur avec de la gouache, sa description et sa justification avec des extraits de poèmes). L’ensemble est évalué conjointement par le professeur d’Arts Plastiques et de Lettres. Il est également affiché dans le couloir de l’établissement sans les titres des poèmes mais les couleurs et les textes doivent permettre de les identifier, ce qu’ont fait les élèves de mon autre classe de 3e qui n’avaient pas réalisé ce travail final en Arts plastiques.
Les élèves sont enfin conduits à réaliser des « concrétisations imageantes » : pouvez-vous expliquer ce terme ?
J’ai découvert ce terme lors du Rendez-vous des Lettres en avril 2023 intitulé « Lire, voir, créer en classe de français : l’interprétation en tous sens » et dans le cadre de la conférence de Marie Sylvie Claude et des Ateliers proposés ensuite par des enseignants. Je rends hommage ici au travail de Valérie Droin, enseignante au lycée du Grésivaudan dans l’académie de Grenoble, qui a pratiqué ces concrétisations imageantes avec ses classes de Premières autour des œuvres d’Apollinaire ou de Rabelais au programme de l’EAF et qui a entièrement guidé mon activité avec Les Cahiers de Douai. Le terme de « concrétisations imageantes » désigne les « images produites par le lecteur en complément de l’œuvre » selon Paul Ricoeur dans Temps et récit. La consigne était simple : associer des mots et des vers du poème aux couleurs du nuancier et fabriquer un objet à déposer comme une balise sur le chemin de l’homme aux semelles de vents qui correspondent à cette image produite à partir du poème.
Quelles formes ont pris les travaux des élèves ? Avec quelles surprises et quels bonheurs selon votre regard ?
Il y a dans cette activité créatrice la volonté d’aller plus loin qu’un dessin pour l’illustration du poème, quoique celui-ci soit déjà une « concrétisation imageante » et qu’il corresponde très bien au terme de « cahier », perçu comme scolaire par les élèves, on pourra ainsi penser au cahier de poésie en primaire. Je m’attendais à de petits objets qui reprendraient l’ensemble du texte comme cela a été le cas pour le coussin bleu de « Rêvé pour l’hiver » avec son œil fermé, son araignée et sa trace de baiser. Mais d’autres se sont autorisés des objets plus conséquents comme pour « Le bal des pendus », et les élèves ont aussi su mettre en valeur leur connaissance des détails et du recueil comme l’épi de blé sur lequel chaque grain porte une rime pour « Sensation » avec une référence à « Ma bohème ». Les réalisations ont ensuite été exposées au CDI et les élèves ont choisi eux même l’ordre de présentation puisque nous savons que les poèmes des Cahiers de Douai n’ont pas d’ordre rimbaldien initial, sinon celui des deux feuillets, toute liberté était donc possible. Je précise que l’idée de passer du dessin à l’objet est venue des élèves eux-mêmes qui ont désormais l’habitude de ces « possibles » dans le cours de français.
Certains collègues, écrasés par le poids des programmes et du bachotage, verraient peut-être dans cette activité une perte de temps : quels vous semblent les intérêts de cette « émancipation créatrice » par rapport aux activités plus traditionnelles et normées du français en 1ère ?
Il s’agit pour moi de valoriser l’enseignement de la poésie afin qu’elle ne soit plus cet exercice scolaire très normé dont les élèves de collège et de lycée ne se saisissent pas, nous l’avons tous constaté, alors qu’ils s’y intéressent par ailleurs.
Comme le dit Valérie Droin « Si l’on croit perdre du temps dans l’avancée du programme, en réalité on en gagne, car les élèves ont fait de leur lecture du texte un évènement. » Ils s’approprient l’ensemble du recueil et pas seulement les quelques poèmes étudiés en classe et réinvestissent leurs connaissances lors de l’exercice de la dissertation avec des citations plus justes, plus personnelles et plus originales. Un plus grand nombre d’élèves vont également s’autoriser le choix d’un recueil poétique pour la deuxième partie de l’épreuve orale lors de laquelle une présentation plus personnelle de l’œuvre prend tout son sens autant pour l’élève que pour l’examinateur. Il en va de même pour l’oral du DNB où les élèves de Troisième sont nombreux à avoir présenté leurs appropriations du recueil en rendant compte d’une démarche interdisciplinaire dans le cadre du Parcours Artistique et Culturel.
Cette pédagogie de la créativité, si elle prend du temps, permet de transformer des élèves passifs et consommateurs en élèves autonomes et productifs, de former des lecteurs cultivés et des citoyens éclairés. Il ne vous reste plus qu’à essayer, avec eux et pour eux.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Illuminations de poèmes de Rimbaud par les lycéens et lycéennes i-voix
Ressources sur Les Cahiers de Douai
Journée de didactisation sur Les Cahiers de Douai
Valérie Droin dans Le Café pédagogique