Mireille Brigaudiot est enseignante-chercheuse en sciences du langage et a participé au groupe de rédaction du Programme 2014 pour le langage. Elle analyse la dernière publication du CSEN sur les programmes de maternelle. « Espérons que le nouveau Programme ne propose pas de « savoirs, compétences et stratégies de raisonnement maîtrisés par les élèves », comme le demande la lettre de projet » écrit-elle dans cette tribune qu’elle signe pour le Café pédagogique. « Parce qu’on peut dire que rien n’est maîtrisé en matière de langage en fin de maternelle. C’est de progrès vers une maîtrise dont il s’agit. Au diable les repères de progression sur trois années par classes d’âge, au diable les attendus de fin de cycle, surtout s’ils sont calés sur les évaluations nationales de CP ». « Vive les essais, vive les dynamiques, vive les enfants chercheurs ».
À la demande du Ministre de l’Education Attal, le Conseil Supérieur des Programmes a mis en place un groupe de travail d’experts chargés de rédiger un projet de nouveau Programme, qui devrait entrer en vigueur à la rentrée de septembre 2024. C’est bientôt. Regardons le cadre de ce projet dans la lettre de saisine du ministre au CSP, datée du 8 janvier 2024, en ligne.
Une surprise nous attend car il s’agit de « réécriture des programmes de français et de mathématiques de maternelle et des classes CP, CE1 et CE2 (cycle 2) ».
Pour la première fois dans l’histoire de l’école maternelle, les enseignants de ce niveau auront un programme français-maths. Je ne rappellerai pas tout l’historique des textes relatifs à ce niveau de la scolarité, tant chacun sait qu’ils ont toujours été adaptés à l’âge des enfants. Dès le Programme de 1977 – si avant-gardiste en la matière, il était question de la « pédagogie du développement ». On est alors au tout début de recherches provenant d’horizons divers et dont on dit déjà qu’elles « mettent en valeur une dynamique du développement s’opposant à l’aspect statique d’acquisitions des habitudes et des connaissances à laquelle les programmes de 1887 donnaient la priorité ». Les rubriques du Programme alors proposé portent sur l’affectivité, le corps, l’expression vocale et plastique, l’image et les représentations iconiques, le langage oral et le langage écrit, le développement cognitif avec la conquête des premiers symboles en fin de grande section. Rien à voir avec français – maths. Et pour cause. Tout se joue dans « la connaissance que l’éducateur a de l’enfant, des formes et des besoins de son développement ».
Le saut vers des disciplines des premier et second degrés de l’école vient-il d’une méconnaissance de ces sources ? Est-il dû à l’inclusion de la maternelle dans la scolarité obligatoire ? Celle-ci a-t-elle transformé subitement les élèves au point de ne plus être des enfants ? Espérons que non.
Dans cette optique développementale initiée en 1977 et poursuivie dans toutes les recommandations officielles qui ont suivi, le souci a toujours été : grande prudence mais aussi audace. En effet, les enseignants de cette période de scolarité doivent respecter les savoir-faire des enfants de 3 ans, 4 ans, 5 ans, tout en les accompagnant vers des savoir-faire de « grands », c’est-à-dire d’enfants de 6-7ans. Par exemple, en utilisant volontairement leur réflexion pour comprendre une histoire, en utilisant leurs découvertes relatives au passage à l’écriture telles qu’ils les voient dans le monde d’aujourd’hui. Prudence et grande ambition, mais dans un contexte bien particulier.
Ce contexte particulier a été construit par d’innombrables chercheurs qui, depuis 50 ans, ont étudié, analysé, comparé, testé les manières dont les jeunes enfants entrent dans notre culture d’usages langagiers à l’oral et à l’écrit. Ces manières sont « originales », étonnantes pour nous adultes, et n’évoluent pas de manière programmée entre 2 et 6 ans. D’ailleurs, en fin de grande section, les conquêtes des enfants sont loin d’être abouties ou même stabilisées. Un enfant de GS qui vient de mettre trop de peinture et qui dit « ça fait rien pas », produit un énoncé non-canonique et pourtant, il montre ainsi un essai de généralisation de la négation dans notre langue (parce qu’on dit « j’en veux pas » et on dit aussi « ça fait rien »). Un enfant de GS écrit ci-dessous à des copains de classe « je vous demande Doriane mais où t’es » :
On ne peut pas parler d’écriture canonique et pourtant quelle belle trace de savoirs et savoir-faire : l’écrit encode de l’oral, il est lisible, le destinataire va comprendre, le code utilise des lettres, les lettres codent des sons, il ne faut rien oublier du message…
Espérons que le nouveau Programme ne propose pas de « savoirs, compétences et stratégies de raisonnement maîtrisés par les élèves », comme le demande la lettre de projet. Parce qu’on peut dire que rien n’est maîtrisé en matière de langage en fin de maternelle. C’est de progrès vers une maîtrise dont il s’agit. Au diable les repères de progression sur trois années par classes d’âge, au diable les attendus de fin de cycle, surtout s’ils sont calés sur les évaluations nationales de CP. Vive les essais, vive les dynamiques, vive les enfants chercheurs.
Et comme on a la chance de voir que le CSP « prendra en compte les résultats de la recherche la plus récente », cela veut dire que les enfants seront à l’abri des dérives adultocentrées. Car nous vivons justement une époque où les travaux développementaux accumulés sont si nombreux que des synthèses commencent à paraître. Dans le monde anglo-saxon des recherches, ça s’appelle « emergent literacy ». Toutes mettent l’accent sur l’importance de travailler simultanément divers objectifs durant la période préscolaire : en résumé « talking, reading and writing » (parler, écouter des lectures et écrire) sont les activités courantes conseillées car, dans chacune d’elles, les enfants utilisent des habiletés procédurales ET des habiletés conceptuelles. Comme dans le message écrit cité plus haut. De plus, les recherches actuelles précisent les qualités attendues des enseignants pour rendre leurs pratiques plus efficaces, notamment en créant des milieux communautaires porteurs d’essais oraux et écrits (pratiques sociales vraies) et en formant les praticiens aux données développementales (pour leur permettre d’interpréter les productions d’enfants). Je conseille aux rédacteurs du futur programme la lecture de l’article de L. Rohde.
Mireille Brigaudiot