Le 5 décembre 2023, le ministre de l’Education nationale annonçait la mise en place de groupes de niveau en français et en mathématiques pour les 6èmes et 5èmes à la rentrée 2024 : un dispositif inégalitaire immédiatement contesté par les pédagogues, les équipes éducatives, les syndicats… En cette fin janvier 2024, alors que les établissements découvrent avec effroi leurs Dotations Horaires Globales pour l’an prochain, les autoproclamés « choc des savoirs » et « choc d’attractivité » se transformeraient-ils en choc de répulsion jusque chez les enseignant·es ? Voici 10 témoignages, édifiants, de professeur·es de français sur les conséquences désastreuses des groupes de niveau annoncés : aggravation de l’apartheid scolaire, stigmatisation d’élèves par l’institution elle-même, naufrage des pédagogies coopératives, progressions uniformisées, suppression d’options ou de dispositifs pour récupérer des moyens, renoncement au rôle si essentiel de professeur principal, fin des dynamiques de projets, cloisonnements disciplinaires, conditions de travail dégradées, évaluation problématique, perte de sens du métier … Le ministère entendra-t-il leur parole ?
Mes 6èmes me disent « j’ai pas envie d’être chez les nuls »
« C’est décidé ! À la rentrée 2024, on crée des groupes de niveaux en Français et en Mathématiques en 6ème et 5ème ! L’annonce nous tombe dessus. Pas de décret ni de texte réglementaire, mais une communication massive par voie de presse, comme nous en avons désormais l’habitude regrettable. Evidemment, les dotations horaires qui nous sont allouées pour mettre ce dispositif en place ne sont pas au rendez-vous. Nous savons déjà que c’est inacceptable. Des groupes de niveaux ? La recherche est unanime : ça ne fonctionne pas ! On pourrait penser à des possibilités de regroupement mais certainement pas sous cette forme rigide. Les élèves ne progressent pas. Pire, cela crée un mal-être, un isolement et, ne nous voilons pas la face, un tri social flagrant. Quel élève va se retrouver dans le « groupe des faibles » ? Celui qui n’aura pas eu l’environnement culturel, social, propice au travail, le suivi des soins orthophonistes ou médicaux indispensables à sa bonne scolarité … Nous allons juste creuser des écarts et isoler ces enfants, les empêcher de s’élever, de s’émanciper. Les « mauvais élèves » seront stigmatisés, confortés dans une situation d’échec scolaire et cantonnés à des taches basiques, mécaniques, utilitaristes.
Dans mon établissement, on nous transforme les anciennes 5h de technologie en 4,5h (curieux …) pour mettre en place les groupes quand il en faudrait au moins 18 par niveau (soit 36h sur les 6èmes et 5èmes !). Cela implique de supprimer des dispositifs propres à notre collège. Lesquels ? Le latin ? Les AP ? L’archéo ? Le savoir nager ? Pourquoi les priver de cela ? On nous demande de prendre en groupes de 15 les élèves faibles qui ne seront donc plus aidés par leurs camarades, et les autres seront dans des groupes bondés sans bénéficier de la mixité. Les groupes classe exploseront, or, pour des élèves qui découvriront le collège, il est essentiel d’avoir des repères stables (classe, professeur principal …). Que pense-t-on en haut lieu de l’idée du vivre ensemble pour faire société ?
Et nous, collègues, devrons renoncer à toute relation stable avec nos élèves (relation qui est le fondement de toute relation pédagogique de qualité), à toute liberté pédagogique, nous devrons nous accorder sur tous nos cours, notre progression (puisque les élèves sont censés pouvoir changer de groupe régulièrement, au moment des conseils de classe). Les emplois du temps des élèves, forcément alignés, en pâtiront autant que les nôtres. Quand aurons-nous le temps d’organiser tout cela alors que le Ministère lui-même situe notre temps de travail autour de 43h hebdomadaires ? Assez !
L’heure est au refus. Nous espérons que les instances ayant proposé cette organisation entendront les diverses alarmes, celles des enseignants, des chefs d’établissements … Mes 6èmes me disent « j’ai pas envie d’être chez les nuls ». C’est difficile à entendre quand notre métier est justement de leur faire comprendre qu’ils ne le sont pas, et qu’ils ont tous quelque chose à apporter aux autres. Nous avons surtout besoin de classes moins chargées, d’avoir le temps de voir nos élèves, de les lire, de les écouter, de les faire progresser et de les voir s’épanouir ensemble. »
Marina (académie de Rennes)
Regrouper, classifier, trier, étiqueter des enfants
« Les groupes de niveau représentent un choc des savoirs bien violent pour des adolescents en construction. C’est appuyer là où cela fait mal et intensifier le sentiment d’une école injuste et stigmatisante chez les élèves et leurs familles. C’est déconstruire et nier tous les dispositifs, les efforts, les leviers mis en place par des professionnels de terrain : lutte contre le décrochage scolaire, composition des classes, pratiques pédagogiques adaptées … Les bons d’un côté, les mauvais de l’autre et 30 élèves par classe au milieu en collège ? Comment peut-on y voir une volonté de faire évoluer l’école ?
Au mieux, cela traduit une méconnaissance profonde du fonctionnement ne serait-ce que logistique d’un établissement scolaire et de ses propres dispositifs. Quid des classes nature, des classes à horaires aménagés, des voyages scolaires, des projets interdisciplinaires …?
Regrouper, classifier, trier, étiqueter des enfants selon leur niveau scolaire en faisant fi des individualités, des parcours de chacun, des trajectoires et autres chemins de vie et ce dès l’entrée en 6eme ! Au delà de l’inquiétude, cela traduit une vision du monde et de notre société terrifiante et affligeante. Augmenter les statistiques des enquêtes Pisa et autres en oubliant que l’école, c’est de l’humain à l’intérieur ? Ce n’est malheureusement pas l’école de la République en laquelle je crois … »
Céline (académie de Besançon)
La mort de tout ce que j’ai mis des années à construire
« Je suis enseignante de lettres depuis 21 ans. J’enseigne depuis 16 ans dans le même collège rural du Nord Gironde. Le déploiement des groupes de niveau annoncé à la rentrée prochaine signera la mort de tout ce en quoi je crois, de tout ce que j’ai mis des années à construire.
Je ne m’attarderai pas sur les conséquences organisationnelles de ces annonces, elles sont maintenant évidentes à tous, dépassant les simples équipes d’enseignants de lettres et de mathématiques. Alors que tombent les DGH dans les établissements, la réalité qui se profile nous met face à une destruction méthodique, d’une part de nos conditions de travail, de l’égalité entre les enseignants, mais aussi, et surtout, de tout ce qui fait la richesse de la formation offerte aux élèves. Dans le meilleur des cas, on se serre les coudes, dans le pire des cas, on se regarde en chien de fusil : quel poste sera sacrifié pour grappiller quelques heures, quel dispositif pédagogique faudra-t-il enterrer ?
Me concernant, c’est à quinze ans d’un dispositif EMI construit brique par brique, d’année en année, que je vais renoncer. Ce projet soutenu en son temps par la mission CARDIE de l’académie de Bordeaux, prend naissance dans la construction méthodique d’une progression commune en lettres et HGEMC en 4e et en 3e. L’idée de départ : faire du lien, faire sens d’une discipline à l’autre, uniformiser les méthodes, les consignes, le lexique, le matériel même. Il concerne, sacrilège, le même groupe classe sur deux ans, se voit enrichi d’heures hebdomadaires en co-enseignement consacrées à l’EMI. Il accueille des élèves de tous niveaux, permet à tous ceux qui ne rentrent pas dans les cases d’apprendre autrement : rendre compte d’une lecture en story, enregistrer des podcasts comme tâche finale en Histoire, rédiger un magazine, s’essayer à la production vidéo… Nous avons questionné, parallèlement à notre expérimentation du dispositif, la réussite scolaire de ces classes en suivant un master en EMI en 2016. Nos recherches ont montré que le travail de groupe, l’hétérogénéité ou la transférabilité des connaissances et des méthodes d’une matière à l’autre favorisait la réussite, mais que ce qui primait, c’était le sentiment d’efficacité personnelle, c’est-à-dire la conscience d’être capable de faire. Difficile lorsque l’on est assigné à un groupe sur le critère de son niveau et non de ce que l’on peut apporter aux autres. Les productions des classes sont remarquées par les professionnels des médias, nous avons, chose exceptionnelle, remporté deux fois de suite le prix EMI des Assises du Journalisme de Tours.
Mais à la rentrée prochaine, nous ne recruterons pas de nouvelle classe média. Comment l’envisager puisque je n’aurai plus de classe à moi en français ? Mes élèves de 4ème actuels auront 15 ans en fin d’année prochaine. Ce seront les derniers élèves de l’option média. Elle est née avec eux, nous l’enterrerons avec leur départ du collège. »
Marie (académie de Bordeaux)
Faire se rencontrer les parcours de vie
« Comme beaucoup de collègues , j’attache une grande importance au collectif qui constitue une vraie ligne de force pédagogique. Derrière ce mot « collectif », il y a le parcours de chaque élève. Derrière le parcours de chaque élève, c’est une histoire qui se dessine. Et quand plusieurs parcours de vie se rencontrent, se côtoient, travaillent ensemble pour un objectif commun, un projet, la magie du groupe s’opère. Ici j’opposerai « le groupe » à l’expression « groupe de besoins » qui créent pour moi une véritable scission. Les élèves ont besoin les uns des autres, que chaque prestation individuelle soit portée par un collectif.
Mon inquiétude est grande pour l’an prochain. Je suis dans un collège avec un dispositif ULIS, les élèves sont en inclusion dans les classes. Nous travaillons tous main dans la main avec les AESH, les coordinateurs , les élèves. C’est le fait justement d’être pleinement inclus dans un groupe qui leur permet d’avancer, de se surpasser, comme bien d’autres élèves qui rencontrent des fragilités.
J’adore profondément mon métier mais je suis particulièrement inquiète. »
Sandrine (académie de Grenoble)
C’est le contraire de notre métier
« Dans notre collège de Seine Saint-Denis, nous avons des classes très hétérogènes, c’est la force et la difficulté de notre quotidien. On doit constamment réfléchir à des manières, à des dispositifs pour « parler à tout le monde en même temps ». Dans notre collège, il y a peu de turn over. On aime cette diversité et on la cultive en mélangeant les hellénistes avec les élèves plus en difficulté. Rien de très original. Ce n’est pas magique mais ça fonctionne. On fait des projets « art et culture au collège » et le groupe se recompose, les frontières s’estompent, pour un moment au moins.
Là, on nous impose de cloisonner, ségréguer, avancer sans scrupules avec les plus étayés de nos élèves. Tant pis pour les autres qu’on condamne d’emblée à n’avoir aucun espoir. On n’en veut pas. Personne n’en veut. Absolument personne. C’est le contraire de notre métier. Nous ferons tout ce que nous pourrons pour ne pas jouer le jeu désastreux de cette réforme inique. Notre salle des profs est déterminée comme jamais. On ne pense même pas aux moyens insuffisants pour la mettre en place, on ne le fera pas. »
Chloé (académie de Créteil)
Quid des progressions, des séries de livres, de l’évaluation… ?
« La création de groupes de niveaux est déjà une hérésie en soi : je vous renvoie aux travaux de Marie Toullec-Théry (maîtresse de conférences en didactique comparée au CRÉN) qui, comme de nombreux chercheurs ces dernières années, et de nombreux enseignants sur le terrain, privilégie les groupes hétérogènes et signale que le travail en groupes de niveau doit être « ponctuel » sous peine d’ « augmenter les écarts ». Si l’on dépasse, donc, c’est hérésie pédagogique initiale, cela suppose tellement d’adaptations et de changements qu’il est impensable de pouvoir les mettre en place correctement d’ici la rentrée de septembre.
Il va falloir installer tous les cours de français (et de mathématiques) en barrette, ce qui signe la fin des emplois du temps tels que nous les connaissons pour les enseignants – et des heures d’arrachage de cheveux pour les principaux. Les progressions vont devoir être les mêmes pour tous les professeurs d’un niveau (si l’on veut que l’enseignement reste le même, et ne soit pas amoindri d’une groupe à l’autre : travailler les mêmes textes quel que soit le groupe, afin d’éviter que ne se creuse le gouffre entre eux, mais sous un angle différent et adapté) : c’en est donc en partie fini de la liberté pédagogique. Quid des séries de livres que les professeurs se partagent habituellement dans l’année pour les faire lire à leurs classes de manière successive ? Il n’y en aura jamais assez.
Se pose ensuite la question épineuse de l’évaluation : les notes ne voudront désormais plus rien dire puisqu’un 15/20 dans le groupe « fragile » n’aura pas la même valeur que dans un groupe « fort » : quelle correspondance dans les Bulletins ? Seules les compétences pourront traduire cela, et encore ! Il va falloir réfléchir à échelonner ces compétences, recréer tout un système de grilles pour chaque groupe de niveau – et que les élèves ET les parents s’y retrouvent ! Quand on sait que la moitié des établissements ne s’en sont toujours pas réellement emparés… Qu’en sera-t-il du brevet, au bout du chemin ? Suppose-t-on que tous les élèves, en fin de 3ème, auront atteint un niveau suffisant pour passer le même examen ? Sinon, quel est l’intérêt de les disposer dans des groupes de niveaux différents, avec des évaluations différentes, si c’est pour les mettre face à un examen que seul un groupe sera capable d’affronter ?
Ce système ne peut fonctionner que si l’évaluation est réfléchie différemment, mais les enseignants n’auront jamais le temps, en si peu de semaines, pour s’accorder sur les progressions de littérature et de langue, sur les évaluations, et surtout sur le choix des classes : qui prendra le groupe d’élèves « forts » et qui celui des « fragiles » ? Cela va créer des tensions entre les enseignants, qu’on résoudra d’un coup de cuiller à pot par le magique « Il faut que ça tourne » une année sur l’autre, supposant donc que les enseignants devront dorénavant construire trois fois plus de séquences de cours : non plus une par niveau, mais trois selon les groupes qu’ils auront en responsabilité – en particulier pour les enseignants remplaçants ou en partage de poste. On ne parle plus là d’adapter certaines leçons ou certains exercices, comme on le faisait déjà, mais de réaménager des progressions entières en quelques mois à peine.
Je ne demande qu’à être rassuré, pour le bienêtre des élèves qu’on brandit telle une bannière sans, en vérité, vouloir considérer la réalité du terrain, juste pour donner l’illusion d’agir. Mais je doute vraiment fortement que la rentrée de septembre, précipitée et non réfléchie – comme d’habitude ! – voie l’installation d’un système construit et efficient. »
François (académie de Besançon)
Supprimer latin, allemand, EPI, poste d’H-G … ?
« Pour les groupes de niveau, il faut trois groupes sur 2 classes en théorie. On dit en théorie parce qu’on n’a aucun texte sur lequel s’appuyer. Sauf qu’on n’a pas trois profs de maths dans l’établissement mais deux. Et avec un nombre limité d’heures sup possible. Donc il faut faire venir quelqu’un d’autre en moyen provisoire pour 3h30 ! Si la direction académique trouve quelqu’un parce que les profs de maths ne courent pas les rues.
Quand on fait la projection des groupes de niveau en 6ème et en 5ème, on n’a plus les moyens de mettre en place ni un groupe d’allemand ni un groupe de latin. En allemand, si on n’ouvre pas en 5ème, on n’a plus d’allemand sur une génération complète. La collègue d’allemand est déjà à temps partagé sur deux établissements. Il y a eu une année où c’était sur trois. Et encore, on peut s’estimer heureux car on a la même collègue depuis quelques années donc elle dépense une énergie incroyable pour mettre en place en échange sur les deux établissements où elle exerce. On pourrait se dire qu’on n’a plus les moyens d’avoir deux langues vivantes dans notre collège qui devient trop petit. Mais on sait aussi que si on fait cela, le collège privé du secteur va récupérer encore des élèves, ce qui diminuera encore notre taille ! C’est Charybde et Scylla.
En latin, j’ai une heure en 5ème, 2h en 4ème et 2h en 3ème par semaine. L’horaire officiel c’est 2h, 3h,3h. J’ai préféré être à l’horaire minimal pour pouvoir participer à des actions de remédiation en français en 6ème. Ces actions – un mixte de travail sur la fluence et sur la plateforme Tacit – ont disparu suite à la mise en place du soutien approfondissement en 6ème. On s’est démené pour aménager le soutien approfondissement dans le respect à la fois des préconisations, et de nos valeurs. J’ai pu « recycler » différemment le travail de fluence, pas celui en Tacit. Il faut à nouveau repartir de zéro sans avoir fait le bilan du « SOUAP ».
En 4ème, suite à la réforme du collège, nous avions mis en place avec le collègue de technologie un Enseignement Pratique Interdisciplinaire. J’ai proposé ce travail aux collègues car il correspondait à mes valeurs : une culture antique pour tous les élèves et pas seulement pour les latinistes. Nous fabriquons des objets en étain grâce à des moules en os de seiche. Nous proposons des défis techniques aux élèves à relever à la manière des romains : comment mener de l’eau d’un point à un autre avec une pente, comment calculer les distances. Ce travail va disparaître. Plus les moyens. Je ne parle même pas de l’heure de secourisme qui va basculer en HSE – sans qu’on sache d’ailleurs si on en aura suffisamment pour mettre en place nos sessions. L’apprentissage des gestes de premiers secours est pourtant obligatoire avant la fin de la 3ème selon un décret de 2016.
Mais le pire du pire, c’est que cela ne suffit pas. Si on met en place trois groupes pour deux classes de 6ème, il faut outre la suppression du groupe d’allemand en 5ème, supprimer aussi le groupe de latin qui n’a pourtant qu’une heure et sans doute aussi l’option breton en 6ème . Oui, on est à l’heure près. Lors du dernier conseil d’enseignement, j’ai proposé aux collègues de supprimer le latin. Commencer le latin en 5ème avec 1h permet aux élèves de commencer sans trop de risques. J’ai en moyenne une bonne vingtaine de latinistes. Commencer en 4ème alors que les élèves ont déjà eu des heures de plus avec la LV2 l’année précédente, c’est courir le risque de voir mon recrutement baisser. Et s’il faut choisir, je ne veux pas sacrifier les élèves en difficulté en les stigmatisant dans un groupe de niveau.
Mais là encore, on est au-delà de ça, cela ne suffit pas ! Car même en supprimant le latin et l’allemand, un poste d’histoire-géographie est en jeu. Or, nous n’avons que deux collèges en HG. Et encore moins de collègues à temps plein au collège ! Cette collègue a des compétences de français langue seconde qui nous sont aussi très utiles !
Nous devons nous résoudre soit à supprimer latin, allemand, poste d’HG pour mettre en place des groupes de niveau en 6ème et en 5ème soit partir sur une aberration pédagogique qui consiste à faire deux groupes en 6ème sur deux classes. Un groupe de 30-32 élèves et un autre de 16 puisqu’on nous prévoit 46 élèves. Je ne sais pas si cela permettra de faire progresser 16 élèves du groupe « faible » mais il est évident que ce sera bien difficile pour l’autre groupe de 30. Le plus désolant dans toute cette histoire, c’est que depuis 2016 nous avions une action de remédiation en 6ème qui portait ses fruits. Dans un contexte socio-économique très favorable, nous arrivons à faire progresser des élèves en difficulté. Nous avons même quasiment atteint les taux de réussite attendus par nos autorités alors qu’avec des IPS très favorisés la barre est très haute. Mais justement parce que nous avons beaucoup d’élèves moteurs, l’hétérogénéité profite beaucoup à nos élèves plus fragiles et dans le cadre de l’autonomie de l’établissement nous utilisions déjà des moyens pour les faire progresser. Inutile de dire que nous sommes toutes et tous à la fois déprimés et en colère. »
Véronique (académie de Rennes)
L’inclusion par l’exclusion !
« Le choc du 5 décembre passé et à la relecture de la lettre envoyée par Gabriel Attal sur nos boites académiques, il m’a fallu un certain temps pour mesurer l’ampleur du bouleversement majeur que ces annonces impliquaient pour notre métier et pour nos futurs collégiens. L’ampleur du bouleversement absolu des chances de réussite de nos élèves les plus fragiles… et pas seulement. L’ampleur du bouleversement systémique de notre école publique qui envisage désormais l’inclusion par l’exclusion. Un choc. C’est bien le mot.
Un bouleversement de notre métier, et c’est sans doute le moins grave. Désormais, en collège, nous ne serons plus, nous les professeurs de Lettres et de Mathématiques, professeurs d’un groupe classe fixe, commun aux autres disciplines. Nous ne serons plus que des profs de groupes de niveaux, et qui plus est, de groupes de niveaux mouvants. Dès la rentrée 2024, il nous sera donc impossible d’être professeur principal (pour le moment en 6ème/5ème). Impossible d’envisager un projet de classe, puisqu’il n’y a pour nous plus de classe. Impossible de bâtir des projets, trans, inter ou pluridisciplinaires. Impossible de travailler en équipe pédagogique. Impossible d’exercer la coopération dans des groupes sans hétérogénéité.
Pour autant, si le choc de cette énième réforme n’avait pour conséquence que la modification profonde de l’exercice de notre métier, je pourrais me résigner et me taire. Cependant, cette fois-ci, c’est autre chose. Nos élèves seront les premières victimes de ces décisions rétrogrades et populistes qui se nourrissent « du bon sens » plutôt que des prescriptions de professionnels et de chercheurs en sciences de l’éducation. Victime, le mot n’est pas hyperbolique si je songe à nos futurs élèves de 6ème et pas seulement aux plus fragiles.
Car soyons clairs. De quoi parle-t-on ? Il va s’agir de faire passer, à tous les élèves entrant en 6ème, des évaluations qui cette fois-ci serviront à organiser le tri selon 3 niveaux de compétences et de connaissances. Peut-on une seconde imaginer l’effet psychologique que ce tri aura sur ces enfants de 10/11 ans et sur leur famille ? Peut-on imaginer la stigmatisation de ceux qui seront classés (ou déclassés) dans le groupe des faibles ? Quelle estime d’eux-mêmes ? Et ne soyons pas naïfs, se retrouveront ensemble non seulement la grande majorité des EBEP, tous les élèves préorientés SEGPA et tous les élèves présentant des difficultés scolaires et de comportement. Je ne doute pas que des professeurs d’exception sauront gérer et faire progresser certains de ces élèves dans ces groupes ghettos. Mais honnêtement, quelle étude scientifique sérieuse prouve que le regroupement de la grande difficulté puisse favoriser les apprentissages ? Les effectifs seront réduits à 15 nous dit-on. Mais quelle personnalisation, quelle différenciation possibles dans une classe regroupant 15 élèves en grande difficulté scolaire ? Quel espoir pour un élève présentant des DYS de sortir un jour de ce groupe ? Quid de ces élèves qui passeront toutes leurs années de collège dans les groupes des faibles ? Quelle image auront-ils d’eux – mêmes ? Quelle chance auront-ils de sortir de ces groupes ghettos ? Quel espoir d’intégrer un jour le LGT ? Un déterminisme scolaire donc, mais organisé dès la 6ème. C’est ça la grande innovation !
Après tout, certains diront, perdus pour perdus, au moins ces élèves-là ne perturberont pas ceux qui veulent travailler et réussir. Autant donner aux plus forts toutes les chances de réussite sans être ralentis par des élèves sous-performants et/ou perturbateurs. Peut-on cependant imaginer que le regroupement des « meilleurs » soit vraiment une chance ? Je ne parle même pas là du sentiment de supériorité que pourrait susciter l’accession à ce groupe des « aristoss ». Cependant chacun aura entendu parlé de la constante macabre dont parle André Antibi. Une constante qui ne manquera pas de se reproduire dans ces groupes d’élèves très performants. Comme en classes préparatoires, il y aura des premiers et des derniers, et ces derniers qui auraient pu être des élèves moteurs dans des classes hétérogènes, seront eux aussi les grands perdants de ce système oh ! combien discriminant.
Finalement, les élèves les moins impactés seront sans doute les élèves des groupes intermédiaires, même si on peut imaginer que leur scolarité sera marquée par la peur d’être déclassés dans le groupe des faibles, ou l’espoir de rejoindre un jour le groupe des forts.
Après la lutte des classes, la lutte des groupes. »
Peggy (académie de Lille)
Un creuset des inégalités scolaires
« Réunion de DGH et réalité des classes en barrettes. Dans mon collège, nous comptons 6 classes de 5ème, donc le chef propose comme souvent de réaliser 2 mises en barrettes de 3 classes avec la création d’un 4ème groupe limité à 15 voire 18 élèves. Le groupe des élèves fragiles sauf que le nombre d’élèves très fragiles en 6ème ne représente pas 36 élèves mais plutôt 50 élèves soit un tiers de la cohorte. Comment allons-les choisir ? A partir des résultats de l’année de 6ème, des évaluations nationales en 6ème ; évaluation automatisée qui n’évalue pas les compétences rédactionnelles et d’expression à l’oral des élèves.
Si ce groupe « fragile » est à 18 élèves, les autres sont à 30 élèves. Seront-ils de niveau homogène ou hétérogène ? En réalité, si l’on a en tête les postulats de Burns, on sait bien qu’un groupe d’apprenants homogène n’existe pas.
Choix laissé à l’autonomie des établissements ? Pas vraiment pour ce collège puisqu’il n’a pas assez de moyens pour créer un autre groupe de « fragiles ».
Alors on va créer des groupes de très très fragiles constitués d’élèves en refus de SEGPA, non pris en ULIS, EANA, élèves à besoins particuliers et arriver à les ostraciser en milieu scolaire ordinaire ; à moyens constants et attendus similaires, l’obtention du brevet au bout de la scolarité au collège.
Qui va accompagner ces élèves ? Qui est formé pour le faire dans de bonnes conditions ? Va-t-on laisser tomber les plus fragiles dans les classes à 30 ? Comment construire l’estime de soi ? Quel feed-back adressé aux élèves et à leur famille ?
Ce qui réussira, c’est certain parce que la recherche le démontre, est le renforcement du creuset des inégalités scolaires. Les principaux résultats de recherche résumés dans cette note « Idée N°1 de Novembre 2023 » indiquent que : « Les regroupements permanents, tels que les classes de niveau, sont inefficaces. » « Les études portant sur la différenciation par la création de classes ou groupes de niveau concluent unanimement à une absence d’effets, voire à des effets négatifs. Ainsi, la synthèse des travaux de recherche sur ce domaine réalisée par Hattie (2023) conclut à une absence d’effets. En particulier, un résumé de 13 méta-analyses indique que la création de classes ou groupes de niveau a un petit effet négatif (-0,03, équivalant à une progression de l’élève du 50e au 49e percentile) et que les effets ne varient pas en fonction des compétences des élèves : ni les élèves les plus performants, ni les élèves les moins performants ne bénéficient de la mise en place de classes de niveau (Steenbergen-Hu, S., Makel, M. C., & Olszewski-Kubilius, P., 2016). »
Clémence (académie de Grenoble)
Quid des projets, des professeurs principaux, des compétences psychosociales … ?
« Le déploiement des groupes de niveaux sur l’intégralité des enseignements de mathématiques et de français ne peut se faire sereinement.
D’une part, ce premier point de l’axe 2 du « choc des savoirs » pose des problèmes d’organisation : il faudra plus d’enseignants pour assurer les cours, alors même que le métier connaît une crise du recrutement. On ne saurait « adapter l’organisation des enseignements aux besoins de chaque élève » avec des enseignants non formés et démotivés. De plus, les chefs d’établissement vont devoir, à moyens constants, placer les cours de français et de mathématiques de plusieurs voire de toutes les classes en même temps, afin de permettre la création des groupes de niveaux. Un casse-tête qui aura des conséquences sur les emplois du temps de l’ensemble des enseignants.
D’autre part, cette nouvelle organisation contraint les enseignants à imaginer des progressions, des activités et des évaluations communes, ce qui nécessitera un temps de concertation supplémentaire, non rémunéré. On demandera d’inventer en urgence, puisque les nouveaux programmes ne sont pas publiés, une façon d’enseigner différente. A ceux qui argueraient que l’homogénéité des groupes rendrait la tâche plus facile, on peut facilement répondre que la différenciation aura quand même lieu : au sein d’un groupe de même niveau, les difficultés ne seront pas les mêmes. Un élève rencontrant des difficultés en grammaire peut tout à fait par ailleurs être un bon lecteur. En outre, les groupes seraient apparemment pensés comme évolutifs, idée à laquelle on ne peut que souscrire. Il est normal de souhaiter que les élèves puissent passer au niveau supérieur. Cependant, le changement constant d’élèves entame le suivi que l’enseignant se doit de mener auprès de chacun de ses étudiants. Et comment envisager des projets sur le long terme, avec un groupe classe qui change ? Il faudra également repenser la place des enseignants de français et mathématiques qui voudraient être professeurs principaux, alors qu’ils n’auront jamais la classe concernée en entier.
Enfin, et c’est là certainement le plus important, on peut se demander la plus-value de ce dispositif pour les élèves. Les élèves des niveaux les plus faibles – le terme est fort, mais le gouvernement lui-même n’emploie pas d’autres éléments de langage, le « choc des savoirs » stipule bien une organisation en « groupes de niveaux », pas groupes de besoins – seront certes moins nombreux face à l’enseignant, mais ne pourront pas bénéficier de l’aide et de la stimulation des camarades plus à l’aise. Les élèves des autres niveaux se retrouveront dans des groupes bien plus chargés : l’enseignant n’aura pas davantage le loisir de s’occuper d’eux individuellement. Et que dire de l’empathie et de l’entraide, des « compétences psychosociales » qui feront partie certainement du nouveau socle ? L’entre-soi que suppose le déploiement des groupes de niveaux ne permettra pas qu’elles soient développées dans les cours de français et de mathématiques. Faire progresser les élèves et s’adapter aux besoins de chacun, c’est évidemment un des buts de l’école. Il ne peut cependant pas entrer en contradiction avec l’ouverture au monde et l’apprentissage de la vie en société. Au lieu de cloisonner les élèves et de leur assigner des étiquettes, il serait souhaitable de leur garantir d’apprendre dans des classes moins chargées, avec des enseignants à même d’enseigner à tous et chacun des savoirs et savoir-être fondamentaux. »
Cécile (académie d’Orléans-Tours)
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
(Certains prénoms ont été modifiés)
Tribune d’Alexis Potshcke, professeur de français
Tribune de Stéphane Rousseau, professeur de collège
Pétition lancée par Gwenael Le Guével, président du CRAP-Cahiers pédagogiques