Stéphane Germain, principal de collège et auteur en éducation, revient sur les groupes de niveaux annoncés par voie de presse mais dont les textes d’application tardent à être publiés. « La communication médiatique n’est que de la communication médiatique, qui n’a aucune valeur, tant qu’elle ne se matérialise pas dans la Loi » rappelle-t-il. « Aussi, un fonctionnaire doit naturellement s’interroger sur la normalité de ses actes, lorsqu’on lui demande de faire appliquer des éléments de communication qui n’ont aucune valeur légale. La loi par anticipation, cela n’existe pas. Certains semblent avoir oublié ce principe ». Selon lui, cet exemple est assez significatif du mode de gouvernance actuel. « En matière d’éducation, le gouvernement a délibérément fait le choix de basculer dans le registre populiste et de s’affranchir des procédés républicains de la décision publique. En revendiquant des postures qui vont à l’encontre des valeurs et des principes du service public, les décideurs actuels affichent clairement leur intention de sortir de la logique républicaine. La question qui se pose est de savoir si les acteurs de l’éducation vont les suivre ? »
La mécanique populiste
Les décideurs publics actuels sont avides de communication. Les annonces se succèdent, sans égard au processus long de la décision publique qui repose normalement sur des avis d’experts, des études d’impact et des procédés de concertation qui favorisent l’adhésion de ceux qui vont devoir appliquer les dispositions. La démarche stratégique, qui consiste à faire des choix selon les effets anticipés des différentes solutions envisagées, ne semble pas être retenue comme un moyen pertinent, applicable à l’orientation des services publics.
La communication n’est pas un procédé de décision publique, il est important de le rappeler. La communication, lorsqu’elle prend la forme d’effets d’annonces sur d’éventuelles dispositions, est une forme de verbiage qui a pour objectif d’alimenter le brouhaha médiatique afin d’influencer l’opinion publique. Pour un gouvernement, communiquer sur des dispositions, lorsque celles-ci ont été adoptées, est tout à fait légitime. A l’inverse, user des procédés de communication avant leur adoption relève au populisme, au sens où le brouhaha médiatique vient interférer avec les principes internes de la décision publique. Les gouvernements qui choisissent de sortir de leur devoir de réserve, autrefois tacite, sont aussi ceux qui restreignent les procédés démocratiques inhérents au bon fonctionnement républicain.
La responsabilité des fonctionnaires
Le populisme conduit inévitablement à des dérives qui entachent l’action des services publics lorsqu’il est demandé aux agents d’appliquer des dispositions qui n’ont pas encore de fondement juridique. Se pose alors la question des devoirs et des responsabilités. Pour remettre les choses à leur juste place, il paraît important de rappeler qu’un fonctionnaire d’Etat applique scrupuleusement la Loi – c’est-à-dire l’ensemble des dispositions légales et réglementaires qui régissent le fonctionnement des services publics – et uniquement la Loi. La communication médiatique n’est que de la communication médiatique, qui n’a aucune valeur, tant qu’elle ne se matérialise pas dans la Loi. Aussi, un fonctionnaire doit naturellement s’interroger sur la normalité de ses actes, lorsqu’on lui demande de faire appliquer des éléments de communication qui n’ont aucune valeur légale. La loi par anticipation, cela n’existe pas. Certains semblent avoir oublié ce principe. Pour beaucoup, il est aberrant de constater que les dotations qui viennent d’arriver dans les collèges comprennent explicitement un complément qui fait référence aux groupes de niveau, alors qu’à ce jour, ceux-ci n’ont aucune valeur légale. Ces dotations supplémentaires, qui s’élèvent à environ 2% du total, représentent une enveloppe d’heures qui correspond à 60 000 euros par collège en moyenne. A l’échelle des 7000 collèges de France, cela représente approximativement 420 millions d’euros qui sont alloués en dehors de toute procédure légale. Beaucoup estiment que les fonctionnaires d’Etat qui ont procédé à ces allocations, en dehors de toute disposition réglementaire formelle, sont en faute professionnelle puisqu’ils ont procédé à des actes qui ne reposaient sur aucun fondement légal ou réglementaire, au moment où ils ont été posés. Certains sont en attente de la jurisprudence à venir, lorsque les préjudices subis par les élèves à besoin auront été mis en évidence. Tout fonctionnaire est garant du bon fonctionnement du service public. S’affranchir des principes élémentaires de la décision publique revient à se laisser emporter par la logique populiste et conduit à se retrouver dans un entre-deux qui entérine des entorses au bon fonctionnement républicain.
Les atteintes au service public
Une des caractéristiques du populisme est de revendiquer, au travers de sa communication, la distanciation vis-à-vis des valeurs et des principes républicains. Affirmer la volonté de faire un « choc des savoirs », c’est revendiquer ouvertement le fait de s’affranchir des résultats de la recherche et de ne pas tenir compte des recommandations des organismes internationaux qui favorisent, de concert, l’inflexion des systèmes éducatifs vers l’apprentissage des compétences. Lorsqu’on entérine le fait que la décision publique ne prend plus en compte la connaissance universitaire, il y a de quoi s’alarmer. Lorsqu’on entérine le fait que le pays se met en retrait de la stratégie éducative mondiale portée par l’UNESCO et l’OCDE, qui ont pourtant leurs sièges à Paris, à deux pas du ministère de l’éducation, il y a de quoi s’alarmer. Du point de vue de l’Europe, qui a bâti le socle commun des compétences, vouloir sortir de la démarche par compétences en revenant aux savoirs, équivaut à vouloir sortir de la monnaie unique pour revenir au franc. Ce n’est pas anodin. Une grande partie de la posture populiste repose sur la volonté délibérée de faire cavalier seul. A cet égard, le « choc des savoirs » entérine le fait que le système éducatif français, en se détachant des dynamiques mondiales et européennes, va partir à la dérive.
Faire cavalier seul, ne plus reconnaître la légitimité du savoir universitaire et s’affranchir des recommandations des organismes internationaux, ouvre la voie à toutes sortes de dévoiements. Dans un contexte où les références extérieures ne sont plus prises en compte, les seuls garde-fous restants sont internes. Il s’agit de respecter les valeurs et les principes qui fondent la République. Ce respect existe-t-il encore ? Affirmer la volonté d’implémenter des groupes de niveau au collège, c’est revendiquer ouvertement le fait de s’affranchir du principe d’égalité républicaine. Cela est rendu possible car le discours populiste a déjà imprégné une partie de la société. A partir du moment où la connaissance universitaire n’est plus reconnue, un discours alternatif parvient à imposer sa « vérité » : celle qui demande de regrouper, pêle-mêle, les élèves qui ont des difficultés cognitives avec ceux qui sont en rupture vis-à-vis des apprentissages et ceux qui ont des besoins particuliers, en les persuadant que c’est dans leur intérêt. Pour les professionnels de l’éducation, cette « vérité » populiste se heurte aux valeurs républicaines. Le discours des décideurs publics est alors clairement perçu comme une atteinte délibérée aux principes du service public.
Le renforcement de la pression populiste
Ces atteintes ne sont pas nouvelles. En matière d’éducation, après un long processus d’imprégnation de la pensée populiste dans les différentes strates de la société, le service public est arrivé à un point de bascule. Faut-il entériner le fait que les chercheurs n’ont plus d’utilité sociale ? Faut-il entériner le fait de balayer les dispositifs d’individualisation des enseignements, élaborés en établissements scolaires, pour les remplacer par le modèle unique, largement décrié, des groupes de niveau ? Faut-il entériner le fait de ne plus reconnaître la légitimité des enseignants dans leur capacité à construire eux-mêmes les réponses aux besoins spécifiques de leurs élèves, ce qui revient à les limiter au rôle de simples exécutants des dispositions ministérielles ? Faut-il entériner le fait que le fonctionnement du service public ne respecte plus les principes de la décision publique et qu’il ne repose plus sur les valeurs républicaines ? Toutes ces questions traduisent la crise des valeurs que traverse actuellement l’éducation nationale.
Nous arrivons à un point de bascule car après une période qui était plutôt celle de l’imprégnation populiste, le service public arrive à un nouveau stade, qui est celui de la pression populiste. Comment la société et les acteurs de l’éducation vont-ils réagir à cette pression ? Vont-ils être dans l’acceptation, ce qui entérinera le basculement populiste ? Vont-ils être dans la résistance ? Un des ressorts du populisme est de communiquer avant de légiférer, ce qui permet de tester les réactions du peuple et de l’influencer au travers des médias qui alimentent cette communication, en détournant l’opinion des véritables enjeux pointés par la recherche et les organismes internationaux. Tant que la mécanique populiste est encore au stade de la communication, les fonctionnaires peuvent encore librement s’exprimer avant que le chaudron du devoir de réserve se referme sur eux, au moment de l’adoption des textes de Loi. Malgré l’absence de procédés de concertation, il existe ainsi une petite période de démocratie interne, au sein du service public, pendant laquelle les fonctionnaires peuvent librement dire tous ce qu’ils pensent des annonces gouvernementales. S’ils estiment que ces annonces vont à l’encontre des valeurs et des principes du service public, ils peuvent ainsi utiliser leur devoir d’alerte.
Le devoir d’alerte
Dans la dynamique du changement social, un point de bascule est caractérisé par l’arrivée à stade bien spécifique où il s’agit de comptabiliser les forces en présence. Concrètement, à l’échelle des fonctionnaires de l’éducation, il s’agit bien de se compter. Combien acceptent de basculer dans la logique populiste ? Combien estiment que cette logique fait courir des dangers au service public et souhaitent exercer leur devoir d’alerte ?
Pour ma part, je n’ai pas de doute et je prends parti, car c’est tout l’enjeu d’un point de bascule. Je me range résolument du côté des défenseurs des valeurs et des principes de la République. Je m’oppose fermement à la pression populiste qui risque d’emporter notre service public d’éducation. Parmi le concert d’angoisses et de protestations que l’actuelle communication gouvernementale suscite, j’ai relevé une initiative qui me paraît être particulièrement pertinente. Il se trouve que j’émets des réserves sur l’usage abusif de l’exercice du droit de grève. La grève est un moyen naturel d’exprimer sa colère quand on n’est pas entendu mais lorsqu’elle est mal conduite, elle peut venir alimenter le discours populiste. Dans un contexte où l’opinion publique est hyper-sensible aux éléments de communication, la grève peut ainsi être contre-productive et se retourner contre ceux qui la font. Il me paraît largement plus bénéfique de répondre aux populistes en entrant dans leur logique de communication, c’est-à-dire en portant un discours alternatif au leur, qui repose sur la défense des valeurs et des principes républicains. Ce discours sur les valeurs et les principes, qui donne la place à chacun dans la société, est celui qui devrait être dominant dans une démocratie. En d’autres termes, il est temps que les défenseurs des services publics fassent entendre leur voix. C’est en cela que l’initiative d’alerte collective portée par Gwenael Le Guevel, en tant que président du CRAP-Cahiers pédagogiques, me parait être particulièrement pertinente. Soyons nombreux à le rejoindre. Soyons nombreux à exprimer notre devoir d’alerte, à montrer notre volonté d’enrayer la mécanique populiste qui s’est emparée de l’éducation.
Stéphane Germain
Principal de collège et auteur en éducation
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« Guide pratique pour l’éducation au développement durable », De Boeck Supérieur 2023
Dans le Café pédagogique
Alerte rouge sur les groupes de niveau