Peut-on se libérer d’un système scolaire où « les élèves sont tiraillés entre une dizaine de disciplines qui ne se rencontrent pas et qui ne font pas sens pour eux », pour reprendre les mots du CICUR ? Dans l’académie de Dijon, au collège les Allières à Saint-Pierre-le-Moûtier, David Plumel, professeur de technologie, et Laurent Berthier, professeur d’arts plastiques, ont choisi de réunir leurs disciplines et leurs forces. « Notre stratégie pédagogique, expliquent-ils, vise à abattre les frontières disciplinaires et à offrir aux élèves des expériences d’apprentissage enrichissantes, où l’art et la technologie se rejoignent de manière créative. Lors de nos séances, le travail initié en arts plastiques est ensuite repris/continué en technologie. Les consignes sont identiques dans les deux matières, afin de garantir une continuité pour les élèves. » Comme pour revenir à des temps pas si lointains où les arts et les techniques n’étaient pas dissociés et hiérarchisés ?
David, vous avez déjà participé à des FEI : qu’y aviez-vous présenté ?
David Plumel : Oui, j’ai proposé deux projets : le premier portant sur l’utilisation de Minecraft en classe, et le second concernant la transformation de ma classe en un fablab. À l’époque, cette idée était plutôt novatrice, mais aujourd’hui elle est même intégrée dans le Bulletin Officiel.
Pourquoi revenir ?
DP : J’y retourne pour plusieurs raisons : revoir des personnes que j’ai eu l’occasion de croiser lors des éditions précédentes, qui sont depuis devenues des amis. Ou encore, pour découvrir de nouveaux projets qui pourraient influencer ma pédagogie. De plus, je souhaite présenter mes propres projets, dans l’espoir qu’ils puissent inspirer d’autres personnes, comme cela a été le cas lors des premières éditions.
Dans le projet que vous présentez au FEI 2023, vous avez choisi de lancer une étroite collaboration entre votre matière, l’Enseignement Technologique, et celle d’un collège, les Arts plastiques : avec quels motifs et motivations ?
DP : Pour plusieurs raisons, dont l’isolement en classe que je souhaitais briser, d’autant plus que mon collègue est une personne des plus intéressantes à côtoyer en raison de son savoir en arts. Ensuite, je voulais donner plus de sens à ma matière, car pour les élèves, elle est souvent associée à des tâches comme le soudage ou à du cartonnage, malgré tous les efforts des collègues et des programmes pour changer cette image datant des années 1990-2000. Aujourd’hui, aucun produit technologique ne sort sur le marché sans passer entre les mains de designers, ce qui donne également du sens à la réalité de l’industrie qui est le fondement de ma matière.
Comment se déploie cette coopération interdisciplinaire auprès des élèves ?
DP : Cette coopération se manifeste à travers le projet commun, bien sûr, mais également par une véritable continuité dans le cours, et même une notation partagée. Nous nous efforçons de dispenser les cours comme s’il s’agissait d’une seule matière le temps des projets, renforçant ainsi notre collaboration.
Pouvez-vous donner quelques exemples d’activités interdisciplinaires ?
DP : Les activités interdisciplinaires sont nombreuses et variées, dépendant du sens que l’on accorde au terme « interdisciplinaire ». Si l’on considère cela comme l’utilisation des connaissances d’une matière dans une autre, alors je dirais ce que je répète souvent à mes élèves : « Le français et les maths sont comme des marteaux, et les autres matières sont les clous que l’on enfonce grâce à eux. Sans clou, le marteau ne sert à rien, mais sans marteau, il est difficile d’enfoncer le clou. »
Prenons comme exemple le projet sur les hexagones. Nous avons utilisé Tinkercad, un logiciel de dessin 3D, pour explorer ce concept. Le projet s’est achevé par la réalisation d’un objet grâce à une imprimante 3D. Ainsi, les élèves ont pu expérimenter différents supports : du travail sur papier, des cours magistraux (pour fournir des consignes d’utilisation de logiciels ou de techniques), des manipulations pratiques manuelles ou numériques, en fonction du contexte. La réalisation plastique finale a conclu leur travail.
Quels profits et plaisirs vous semblent tirer les élèves de cette approche interdisciplinaire ?
DP : Les bénéfices pour les élèves se manifestent par une plus grande pertinence dans l’activité, et le temps consacré au projet est plus significatif sur la durée. Nos disciplines, étant réduites à une séance par semaine, désormais deux grâce à cette coopération, ce qui permet d’avancer plus rapidement. Cela évite également l’effet « qu’est-ce que je faisais déjà la semaine dernière » pour les élèves, car l’activité reste plus présente dans leur esprit.
Laurent Berthier : De plus, cela permet aux élèves de comprendre que les Savoirs et les Savoir-faire appris dans une matière peuvent être réutilisés, réinvestis dans une autre : cela contribue à donner davantage de sens aux apprentissages. Enfin, nos disciplines gagnent en visibilité et en pertinence auprès des élèves et de leurs familles : quelque chose se passe, en lien avec le monde actuel et les innovations technologiques. Cela accroît la motivation de certains élèves.
Quels profits et plaisirs les enseignants tirent-ils eux-mêmes de cette approche interdisciplinaire ?
DP : Personnellement, j’éprouve davantage de plaisir à enseigner de cette manière. Pouvoir discuter du projet avec Laurent entre deux cours et faire progresser ma pratique est enrichissant. En effet, cela offre également l’opportunité de recevoir des conseils sur son propre enseignement.
LB : Au delà du plaisir à construire un projet et à échanger avec David tout au long de la réalisation, cette approche interdisciplinaire me permet d’aborder des parties du programme d’arts plastiques qui me paraissaient difficiles (comme « hybrider pratiques traditionnelles et pratiques numériques »), d’être plus précis et plus efficace dans les dispositifs pédagogiques mis en œuvre et de faire évoluer ma pratique enseignante afin qu’elle adhère davantage aux enjeux actuels de la création artistique.
Quelles conditions vous semble nécessaires pour décloisonner ainsi les disciplines ?
DP : Pour moi, une seule chose est fondamentale : l’envie de travailler avec ces collègues et d’accepter leurs critiques et conseils qui vont de pair. Ensuite, d’autres éléments peuvent grandement aider à la mise en place, comme des horaires qui ne se chevauchent pas. Trouver la bonne temporalité entre les deux cours nécessite une expérimentation, une chose que nous n’avons pas encore discutée entre nous. Il est également important d’avoir des temps de concertation autres que ceux entre deux portes ou pendant les pauses repas.
LB : Il faut également que les enseignants partagent la même vision du métier et de l’action pédagogique, une même conception du rôle de l’élève au sein du projet (dans lequel l’apprenant va construire une partie de son parcours et ne sera pas un simple exécutant). Enfin, il faut veiller en permanence à ne pas « instrumentaliser » l’autre discipline et rester humble et vigilant : savoir définir les limites de son propre champ d’action permet aussi de construire des projets dans lesquels l’élève sera davantage autonome et responsable et pourra faire preuve d’initiative.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut