Le Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR) adresse au ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse une lettre ouverte sur le collège. Publiée en exclusivité dans les colonnes du Café pédagogique, le CICUR y réagit à la mission des « Exigences des savoirs » lancée par Gabriel Attal. Ce dernier, qui promet des réponses aux problèmes du collège en huit semaines, se « montre d’une étonnante présomption » s’indigne le collectif. « Sans attendre les résultats de la mission « Exigence des savoirs », vous avez déjà formulé vos préconisations en exploitant la nostalgie pour une époque révolue. Vous puisez ainsi dans le catalogue de vieilles recettes qui ont fait la preuve de leur inefficacité, voire de leur nocivité, qui les ont fait abandonner lorsqu’elles avaient cours ».
Monsieur le ministre,
Porter haut et fort devant l’opinion publique la question du collège et des savoirs maîtrisés par les collégiennes et collégiens peut avoir l’apparence d’une ouverture politique pertinente, empreinte même d’un certain courage. Mais laisser entendre que cette question puisse être tranchée de manière expéditive avec les recommandations d’une mission flash de huit semaines, suivies de décisions mises en œuvre dès la rentrée 2024, montre une étonnante présomption.
En effet, sans attendre les résultats de la mission « Exigence des savoirs », vous avez déjà formulé vos préconisations en exploitant la nostalgie pour une époque révolue. Vous puisez ainsi dans le catalogue de vieilles recettes qui ont fait la preuve de leur inefficacité, voire de leur nocivité, qui les ont fait abandonner lorsqu’elles avaient cours.
Vous évoquez ainsi le retour au découpage des apprentissages par année en lieu et place des cycles dont la mise en œuvre pédagogique est restée bien souvent lettre morte. Selon vous, les acquisitions des élèves devraient suivre au coup de sifflet le planning trimestriel décidé au ministère ! Et que ceux qui ne suivent pas quittent le collège et aillent en apprentissage… Drôle de conception de l’inclusion ! Vous évoquez l’idée de manuels scolaires uniques, fantasme technocratique combattu en son temps par Jules Ferry qui voyait au contraire dans le pluralisme éditorial un facteur d’émulation et de progrès. Il est facile d’accuser les professeurs de ne plus savoir faire leur métier, plus difficile de faire croire que c’est le ministre qui va leur dicter ce qu’ils doivent faire. Drôle de manière de revaloriser le métier ! Vous évoquez la mise en place des groupes de niveau plutôt que le maintien de classes hétérogènes. Ce n’est ni plus ni moins qu’un retour en arrière à la distinction établie dans les collèges jésuites d’Ancien Régime entre les optimi, dubii et inepti, les premiers étant considérés comme dignes de la scolarité, les derniers comme indignes, distinction qui s’est maintenue jusqu’à la réforme du collège unique en 1975, avec l’ancienne différenciation entre les classes de type 1 (destinant au lycée général), de type 2 (destinant à l’enseignement professionnel) et de type 3 (destinant à l’apprentissage). La République méritocratique considérerait que, dès 13-14 ans, le sort des individus dans la hiérarchie sociale serait joué ! On ne s’étonnera pas que cette perspective de « modularisation du collège » plaise à tous les partisans d’un séparatisme anticipé des élèves bien avant l’âge de la fin de la scolarité obligatoire ! Vous dites aussi vouloir lever « le tabou du redoublement », comme d’autres parlent de réinstaurer un examen d’entrée en sixième.
Jamais vous n’abordez les points importants, comme l’injustice d’un collège qui n’offre de fait pas le même menu à tous, l’inadaptation d’un collège qui propose des savoirs trop souvent étanches aux préoccupations des élèves face au désordre du monde, la violence ségrégative d’un collège qui décourage tant d’élèves par la menace d’un jugement négatif à son issue – 36,7% d’entre eux vont en voie professionnelle sans l’avoir nécessairement choisi, enfin la carence d’un collège qui forme si mal ses élèves à la démocratie que la jeunesse joue une part préoccupante, et inconnue ailleurs, dans les grands embrasements populaires d’aujourd’hui.
Vos services ne vous ont peut-être pas indiqué que, quand le collège dit « unique » a été mis en place il y a un demi-siècle, alors que le ministre René Haby préconisait de revoir en profondeur l’organisation des enseignements, les contenus et la culture à enseigner, le mode de vie scolaire et l’orientation des élèves, la mise en œuvre effective de la réforme n’a abouti dans les années suivantes qu’à des aménagements insuffisants. Ni l’identité professionnelle et la formation des enseignants chargés d’exercer au collège, ni la fonction qui devait ou non être celle de l’Etat à ce niveau n’ont été vraiment transformées.
Il ne s’agit de rien moins que d’inventer le collège, lui qui a souffert d’une incapacité collective à s’affranchir des modèles éducatifs des siècles passés. Il s’agit de redéfinir sa place dans le système scolaire, de revoir la culture qu’il diffuse, de tisser différemment ses relations avec la cité et son environnement et de lui faire assumer une vraie fonction d’apprentissage et d’exercice de la démocratie.
Les finalités du collège. Sont-elles de permettre aux élèves l’accès à une culture qui soit commune à tous ? Si c’est le cas, comment la définir pour qu’elle soit à la fois émancipatrice pour chacun et acceptée par tous comme bien commun ?
L’immense tâche de nourrir et d’animer un débat public sur les finalités de l’éducation est plus que jamais d’actualité. Nous pensons que deux années d’un débat, indépendant du pouvoir exécutif, devraient y être consacrées à l’instar de ce qui a eu lieu dans plusieurs pays européens. L’élaboration d’un texte de valeur supra-législative sur les finalités de l’École, de la maternelle au baccalauréat, serait un levier puissant, gage de consensus et de stabilité.
La politique des savoirs. Ce qu’enseigne le collège aujourd’hui n’est cohérent ni pour les élèves ni pour les enseignants. Les élèves sont tiraillés entre une dizaine de disciplines qui ne se rencontrent pas et qui ne font pas sens pour eux. Les enseignants sont écartelés entre 36 injonctions contradictoires, entre transmission de connaissances ou de compétences, socle commun ou programmes et textes à objectif éducatif (environnement, citoyenneté, etc.). Ils n’ont plus de boussole commune.
Dans l’immédiat la réflexion sur les savoirs devrait être la grande affaire dont chaque collège devrait pouvoir se saisir, pour chercher comment participer aux grandes évolutions en cours. N’est-il pas temps de mettre fin à l’hyper-valorisation des savoirs « abstraits », décontextualisés ? De valoriser les savoirs « manuels », techniques, artistiques, domestiques ? De faire une place aux savoirs que les élèves côtoient dans leur environnement personnel (sociaux, marchands, médiatiques, juvéniles, citoyens, entrepreneuriaux…), plus généralement les savoirs de vie ? De faire de l’explicitation de tous les liens pertinents entre les diverses disciplines une aide systématique à la construction du sens des savoirs ? De mettre au centre des préoccupations pédagogiques la réflexion critique sur les savoirs, en distinguant les différents régimes de vérité à l’œuvre, dans chaque discipline, comme dans le monde de l’information ? De revoir la place du vivant et le rapport humanité/nature trop souvent présenté sur le mode de la domination ? De remettre en cause les savoirs qui relèvent d’entre-soi (social, genré, culturel ou national) en les ouvrant aux cultures du monde ?
Les pratiques d’enseignement et d’évaluation. S’il s’agit d’accueillir tous les élèves de façon à ce qu’ils apprennent effectivement et sereinement, les modalités d’enseignement et d’évaluation devraient être entièrement revues. Il s’agirait de mettre fin aux « contrôles » permanents, créateurs de plus de stress que de savoirs durables, ainsi qu’à tout calcul de moyennes dépourvues de signification sur les acquis réels de chaque élève. Un déficit d’apprentissage dans un domaine ne doit pas pouvoir être compensé par des acquisitions dans d’autres, à moins de considérer que certaines matières peuvent être tout bonnement ignorées. Le choix d’une évaluation formative, valorisant les acquis réels de chaque élève plutôt que sanctionnant ses lacunes, ferait l’objet d’une formation des enseignants et d’une sensibilisation des parents et des élèves à ces nouvelles modalités d’évaluation. Les modalités de travail par projet, par enquête, ou encore collectif, permettraient de mettre en place d’autres façons d’enseigner et de développer l’évaluation ou l’auto-évaluation par les élèves de leur degré d’appropriation des savoirs et de maîtrise des compétences. Le brevet, dont l’obtention serait déterminée par l’atteinte de chacun des piliers d’un socle commun révisé, prendrait pour les élèves et leur famille une signification explicite et anticiperait une nouvelle modalité de certification en rupture avec la culture de l’examen final.
La structuration des études. Le collège ainsi redessiné, prônant une culture commune, ne pourrait pas conserver le couperet scolaire et social de fin de troisième qui sépare les « bons », promis au lycée général ou technologique et ceux qui vont, plus souvent par défaut que par vocation, au lycée professionnel, de façon souvent irréversible. Dans la perspective de la prolongation effective de la scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans, il faut supprimer l’orientation imposée en fin de troisième. Tous les lycées devraient faire partager à tous les lycéens une culture commune, de manière à ce que rien de définitif ne fige l’orientation des élèves avant qu’ils puissent expérimenter leurs vrais points forts et désirs. Ce changement est révolutionnaire : il signifiera aux yeux des jeunes que la République cesse d’envoyer autoritairement plus d’un tiers de ses enfants dans des formations professionnelles épanouissantes pour certains mais vécues hélas par d’autres comme des voies de relégation. Dans cette perspective, on pourrait poser l’objectif d’un authentique lycée polyvalent dépassant la séparation actuelle entre les voies générales, technologiques et professionnelles.
L’inscription du collège dans son territoire. Le collège français, édifié par l’Etat à marches forcées il y a 50 ans, tourne trop souvent le dos à son territoire et à ses ressources. Le rattachement au département n’a pas vraiment fait sens. Il faut que le collège s’appuie très largement sur les ressources matérielles et humaines de son territoire par divers régimes de conventions (bibliothèques, musées, centres de cultures scientifique, administrations publiques, entreprises, associations agréées, etc.). Il devra être perçu par les habitants comme un lieu de connaissance et de réflexion publique.
La désignation du collège comme le lieu de l’apprentissage et de l’exercice de la démocratie. Il devra d’abord être un lieu d’exercice des droits et de la justice, dans le tissu scolaire local aussi bien qu’en interne. Mais surtout tous les fonctionnements ouvrant des pratiques démocratiques aux collégiens (l’élaboration des règles, la réflexion sur les fonctionnements collectifs, sur leurs apprentissages, la coopération avec divers partenaires, la participation au gouvernement du collège, les débats sur les grandes questions de société, la valorisation des engagements dans la cité, etc.) seront développés pour rendre la démocratie sensible à tous les élèves.
L’invention d’un collège de la culture commune passe par cette révolution curriculaire.
En ne permettant pas au collège d’évoluer dans le bon sens, vous portez, Monsieur le Ministre, de lourdes responsabilités sur l’accroissement des inégalités scolaires à venir, qui engendreront inévitablement une détérioration de la situation, pour le plus grand profit de toutes les forces politiques anti-démocratiques, tout autant que des frustrations dangereuses dans la jeunesse. C’est pourquoi nous affirmons ici la nécessité d’un collège de la culture vraiment commune, redéfini dans ses finalités, et par conséquent ses contenus d’enseignement et modes de fonctionnement, visant non à sélectionner mais à élever tous les jeunes de notre pays au niveau qu’exige leur confrontation aux problèmes du monde contemporain.
Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR)
Signataires : Philippe Champy, Roger-François Gauthier, Michèle Haby, Mélanie Jonquière, Régis Malet, Lucie Mougenot, Denis Paget, Patrick Rayou, André D. Robert, Mariem Siala, Jean-Pierre Véran
Les travaux du CICUR sont consultables sur son blog : https://curriculum.hypotheses.org/