« Je crois aux forces de l’écrit », proclamait le ministre de l’Education nationale en septembre 2023 : les jeunes ne l’ont pas attendu pour faire de l’écrit une pratique, intense, variée, authentique, plutôt qu’une profession de foi. C’est ce que démontre le rapport, passionnant et essentiel, de Christine Mongenot et Anne Cordier sur « Les adolescents et leurs pratiques de l’écriture au XXIème siècle ». Est-il possible d’enfin prendre en considération les activités d’écriture de la jeune génération ? Est-il pensable que la vitalité de l’écriture réelle gagne l’Ecole elle-même ?
L’étude, rare, s’appuie sur une enquête quantitative conduite par Lecture Jeunesse auprès de 1 500 jeunes français âgés de 14 à 18 ans et un volet qualitatif constituée de 50 entretiens individuels. Elle établit que « loin d’éliminer les pratiques d’écriture, la possession très répandue de téléphones portables, la forte activité sur internet, la constitution d’une « technoculture » favorisant l’autoproduction de contenus et facilitant leur diffusion, le développement d’apprentissages scripturaux dits informels car réalisés hors du cadre scolaire, pourraient plutôt reconfigurer la culture graphique des adolescents ». Que fait l’Ecole de cette « culture graphique » des ados ?
« Nulla dies sine linea » (Pline l’Ancien)
Les ados n’écriraient plus ? Et passeraient leur temps à consommer passivement des vidéos sur internet ? En réalité, sur les 1 500 adolescent·es interrogé·es dans le cadre de l’étude quantitative, 59 % déclarent écrire tous les jours ou presque, 33 % disent écrire occasionnellement, seul·es 8 % considèrent n’avoir aucune pratique de l’écriture. « Au total, 92 % des jeunes ont une activité de scripteur déclarée. » La pratique de l’écriture s’avère massive et variée, encore plus si on élargit le champ à des modalités que la norme scolaire rend invisibles voire illégitimes : messages privés en ligne, mots d’amour et d’amitié, mails, SMS, publications sur les réseaux sociaux, liste de courses ou de choses à faire, mémos, articles de blog, transcriptions d’émotions, lettres, collectes d’informations, textes imaginaires (récit, nouvelle, poème, fanfiction), sketchs, brouillons pour publications en ligne, chansons, raps, poèmes, bd, mangas, scénarios de vidéos, articles de presse, reportages… Les jeunes du 21ème siècle exaucent majoritairement le souhait de Pline l’Ancien : « Nulla dies sine linea » (pas un jour sans une ligne).
Dans cet écosystème, la pratique des réseaux sociaux doit être par les adultes reconsidérée et revalorisée : « Les jeunes écrivant sur les réseaux sociaux écrivent plus que la moyenne sur tous les postes d’écriture : messages ou mots d’amour (+13 %), messages écrits à la main à des amis (+7 %), pensées sur tous supports (+7 %), émotions (+6 %), brouillons pour des publications sur les réseaux sociaux (+16 %), contenus sur un blog (+10 %) ou encore histoires et fanfictions (+6 %). »
Les chiffres ne manqueront pas d’étonner les adultes qui méconnaissent la créativité des ados : 39 % des jeunes écrivent occasionnellement ou régulièrement des paroles de chansons ou de rap, 43 % des histoires ou des fanfictions, près d’un jeune sur trois participe à l’écriture de traductions de mangas !
Les autrices notent d’ailleurs combien les jeunes tendent à occulter et déconsidérer leurs propres pratiques dès qu’elles sortent des normes scolaires : en matière d’écriture, l’Ecole fabrique aussi hélas de la mésestime de soi.
La guerre des claviers et des stylos n’aura pas lieu
Les ados n’écriraient plus que sur des supports numériques ? En réalité, l’écriture manuscrite est pratiquée et estimée : plus lente et plus complexe, elle est considérée comme l’écriture des « grandes occasions » ! La complémentarité des supports est clairement perçue : « Les jeunes enquêtés ne se revendiquent pas comme des adeptes radicaux d’une modernité technologique, mais usent alternativement des différents formats à leur disposition, en distinguant assez clairement leurs intérêts respectifs. »
Se construit alors la conscience des exigences propres à chaque pratique langagière en fonction du support, du destinataire ou de la forme : « Je me rends compte que quand j’écris des messages, j’ai tendance à faire des fautes. J’ai toujours eu un bon niveau en français, mais quand j’écris par SMS, je ne fais pas attention, j’essaie d’aller au plus vite, avec des abréviations, tout ce que je ne fais pas quand j’écris pour mes livres. » (Tia, 16 ans). La capacité à passer d’un français à l’autre ne seraut-elle pas une nouvelle compétence, à travailler ?
La technologie est perçue comme une aide par celles et ceux qui éprouvent des difficultés de lisibilité ou d’orthographe : « Le dispositif numérique apparait comme une véritable prothèse cognitive qui vient soutenir l’activité scripturale, particulièrement chez les élèves scolarisés en section professionnelle de l’échantillon qui, tous, affirment leur préférence pour l’écriture numérique. Les adolescents atteints de troubles dyslexiques et/ou dysorthographiques rejoignent cette conception de l’écriture numérique comme facilitatrice du geste et de la pratique d’écriture. »
L’écriture informelle de travail
Les ados écriraient sans réfléchir ? En réalité, la pratique du brouillon est fort répandue : selon l’enquête quantitative, le brouillon, notamment celui préparant une publication sur les réseaux sociaux, est pratiqué par 1 ado sur 2. Les jeunes « recourent très fréquemment à l’application « Notes » de leurs smartphones » et l’utilisent « comme une véritable antichambre organisationnelle » pour des brouillons mobiles : « « J’ai mis dans les notes tous les livres que j’ai lus en 2022, une liste de livres à continuer, et puis aussi des idées d’histoires… J’ai aussi les comptes d’argent parce que j’ai de l’argent de poche de mon anniversaire qu’on m’a donné…Il y aussi une liste de trucs à emporter pour les vacances, bon en fait, il y a plein de trucs quoi ! » (Magdalena, 16 ans,)
Il apparait d’ailleurs que l’écriture créative génère exigence et travail peut-être encore plus que la rédaction scolaire traditionnelle : « Pour l’écriture des poèmes, ça se passe en trois temps. Le premier, j’écris vraiment que des petits mots, des idées qui me passent par la tête. Ensuite, au brouillon toujours, j’essaie de les assembler, mais sans y mettre la forme, à ce moment, je ne fais pas vraiment attention à la syntaxe ou à la grammaire. Et par contre, quand je repasse sur mon téléphone, là je fais attention à mes fautes, à comment je vais écrire quoi, à quel endroit. Enfin, je m’applique à stabiliser le texte, qu’il me plaise, qu’il soit comme je le souhaite bien. » (Faustine, 16 ans).
La publication elle-même n’est pas spontanée et impulsive comme on le croit. L’application Notes « fonctionne comme un espace privilégié du pré-écrit, du texte que l’on laisse en quelque sorte « reposer », avant de le publiciser, que l’on pense et refaçonne parce qu’il revêt une grande importance et doit être « réussi » ou encore, que l’on « mijote » avec soin dans l’attente d’un effet surprise à créer chez le destinataire. » Sur les réseaux eux-mêmes, la publication est le fruit d’un patient travail de conception et d’intention : « Le récit par Lili, 15 ans, de la publication de ses stories illustre l’engagement réflexif qui est le sien, le temps consacré aussi à l’élaboration de la publication, laquelle passe par une phase de brouillon avant d’être mise à disposition des autres. C’est que Lili conçoit avec beaucoup de sérieux cette activité scripturale, consciente de s’inscrire dans un rite interactionnel amical ».
Des inégalités structurelles
Les ados seraient tous et toutes à mettre dans le même sac ? En réalité, il y a des différences entre les filles et les garçons, moins par la fréquence des activités d’écriture que par leurs fonctions et formes : l’écart est « particulièrement saillant pour l’écriture émotionnelle, que les filles sont 70 % à dire pratiquer, contre 54 % pour les garçons », 70 % des adolescentes interrogées disent tenir ou avoir tenu un journal intime contre 52 % des garçons, les filles témoignent d’un intérêt plus fort pour la dimension esthétique de l’écriture tandis que les garçons disent mettre davantage l’écriture au service de la compétence technique. Les témoignages souffrent, on le voit, des biais que sont les stéréotypes de genre : ils éclairent aussi « l’influence des normes et modèles sociaux largement intégrés par les adolescents ». L’artistique et le relationnel pour les unes versus la technique et le fonctionnel pour les autres : à nous, pédagogues, de brouiller les cartes du jeu des genres ?
Les inégalités sont aussi sociales : par exemple, « les 8 % de jeunes qui se déclarent a priori non-scripteurs sont les adolescents qui déclarent ne pas voir écrire leurs parents, ceux-ci étant non diplômés ou inactifs ». La visibilisation des pratiques d’écriture parentales apparait essentielle. De même que la valorisation des écrits dans la sphère familiale : « Ils trouvent ça drôle aussi de garder les histoires qu’on avait écrites quand on était petites » (Lalie, 15 ans), « Avec mon frère, on montre à notre maman nos carnets de voyage, elle aime bien regarder ce qu’on fait, on discute de ce qu’on écrit. » (Blanche, 16 ans).
L’écriture est un partage
L’écriture serait une activité solitaire ? En réalité, à rebours de la culture scolaire, celle de la copie ou du cahier, dans le monde réel, le plus souvent on écrit à, pour, avec ou devant autrui. « Parmi les adolescents qui écrivent en dehors du cadre scolaire (soit 89 % des enquêtés), seuls 38 % n’ont jamais partagé aucun écrit. La circulation de l’écrit est donc répandue, qu’elle se manifeste par un partage avec les proches (37 %) ou une publication sur un réseau social (26 %), une plateforme d’écriture en ligne de type Wattpad ou Plume d’argent (9 %) ou encore un blog (8 %). » Le choix de partager en cercle restreint ou ouvert, en mode privé ou public, apparait murement réfléchi : s’exerce ici une grande vigilance tant il y a conscience des risques que peut présenter l’exposition de soi et « constant besoin de réassurance ». En matière de publication, les jeunes manifestent de la prudence, de l’intelligence proactive, comme le rappelle Dominique Cardon : « l’identité numérique est moins un dévoilement qu’une projection de soi. Les utilisateurs produisent leur visibilité à travers un jeu de masques, de filtres ou de sélection de facettes ». D’ailleurs, sur un réseau social, les ados ont souvent plusieurs comptes avec des paramétrages différents pour jouer sur le clavier de l’extimité entre public, privé et intime.
On notera l’importance prise par l’écriture collaborative. Par exemple, « Esther pratique intensément quotidiennement une écriture fictionnelle à plusieurs voix qui se déploie sur le smartphone de ses camarades et sur le sien, à travers des applications de messagerie instantanée» (Esther, 17 ans). Ou encore Nicolas auteur de rap pour un ami : « J’écris le texte, il me donne ses retours instantanément et on travaille à deux pour essayer de trouver un terrain d’entente. Être deux cerveaux, c’est bien, l’un pense à une chose, l’autre à une autre, surtout quand tu connais bien la personne, ça crée vraiment quelque chose de spécial. Là, vu que c’est mon frère, ça fait un beau mélange. » (Nicolas, 18 ans).
La guerre de l’Ecole et de l’écriture aura-t-elle lieu ?
Dans la société numérique, l’Ecole serait devenue impuissante et inutile ? En réalité, les attentes des jeunes sont particulièrement fortes à son égard. Les non-scripteurs ont « besoin de soutien dans le processus d’acculturation à l’écrit », en particulier celui des enseignant·es quand celui des parents est défaillant. Les ados, « loin de refuser le regard de ces adultes, réclament plutôt que celui-ci se déplace – notamment de l’évaluation formelle vers la prise en compte des contenus – et attendent des médiateurs aide et conseils ».
Et si l’Ecole cessait de faire écrire les élèves essentiellement selon des formats qu’elle a elle-même normés et qui n’ont guère d’existence IRL, in real life, dans cette vie réelle qui est désormais aussi une vie numérique ? Et si l’Ecole cessait de faire écrire les élèves essentiellement en situation d’évaluation pour enfin privilégier l’écriture de travail et exploiter tout le champ des possibles ? Quand l’écrit est partagé, quand le regard enseignant cesse de rejeter les pratiques informelles jugées illégitimes, quand il « ne se limite pas à sanctionner les savoirs de l’écrit non maîtrisés, les adolescents soulignent le plaisir d’écrire dans le cadre scolaire, se déclarent aussi demandeurs d’apprentissages pour progresser et reconnaissants lorsqu’ils en bénéficient. » Le rapport suggère par exemple d’intégrer davantage à l’Ecole « les écritures fictionnelles à caractère plus ou moins littéraire (récits, dialogues, scénarios…) » tant elles sont plébiscitées ou encore des pratiques d’écriture engageant la réflexion des élèves sur des sujets contemporains.
Et si l’Ecole cessait de donner aux élèves l’impression que l’écriture est uniquement l’affaire du français ? Le constat est désolant : « quand les élèves « parlent d’écriture en dehors de la discipline « français », ils ne mentionnent en général que des situations de réception (copie, cours pris en dictée) et pratiquement jamais des écrits relevant d’une production (résumé à construire en histoire, compte-rendu d’expérience en sciences, résolution de problème en mathématiques…). »
Et si l’Ecole reliait activités de lecture et d’écriture au lieu de les séparer et hiérarchiser ? En la matière pèsent des traditions qui ont longtemps fait de la lecture une priorité : il s’agissait d’enseigner massivement « le lire-réciter, l’écrire-compter restant, lui, réservé à une minorité qui devra prendre la plume » ; le français au lycée demeure encore prisonnier d’une culture de la glose ; le « littéraire » est jugé au-dessus de la « littératie », avec les conséquences que l’on sait sur les résultats de nos élèves dans les enquêtes internationales. Or, désormais, « en pratique, lecture et écriture se distinguent peu lorsque l’on est sur écran. » Et même, « c’est plutôt l’écriture, inscrite dans un contexte communicationnel très fort qui semble engager les pratiques de lecture : c’est parce qu’ils « écrivent à » leur(s) pair(s) pour maintenir un lien – souvent amical – que les adolescents se retrouvent engagés dans la lecture des messages en retour, des écrits produits par leurs interlocuteurs ou d’autres contenus que ceux-ci partagent avec eux ».
Déployer enfin à l’Ecole « les forces de l’écrit »
Ecriture codifiée, mécanique, impersonnelle, sous contrainte, avec des attendus insuffisamment explicites… : les jugements portés par les jeunes sur les écrits scolaires sont sévères et édifiants. Les pratiques informelles appellent bel et bien au déploiement de nouvelles pratiques scolaires, en particulier de lecture-écriture : le rapport évoque « l’annotation manuscrite spontanée de textes lus (…) comme un travail de retour sur soi du lecteur » ; la recherche invite à de multiples et fécondes articulations (journal de lecture, cahier d’écriture, écrits d’appropriation ou d’intervention, réécritures transmédiatiques, fanfictions littéraires …). L’étude invite à développer ces pratiques que tendent hélas à étouffer ou éliminer les programmes et les épreuves du français au lycée et auxquelles aspirent celles et ceux qui sortent du collège : « Depuis que je suis arrivé au lycée, il n’y a plus de poésie ou de rédaction, c’est plus des dissertations ou des explications de textes, ce n’est plus la même chose. » (Jérôme, 16 ans), « Au collège, ce qu’on faisait en écriture c’était vraiment cool je trouve, comparé au lycée où ça l’est moins […]. On avait énormément de rédactions personnelles au collège, […] au lycée, il n’y a plus rien de personnel. Je trouve qu’il y a moins de soi là-dedans » (Esther, 17 ans).
Le rapport nous adresse ainsi de fortes invitations : cesser de mépriser les jeunes et d’ignorer leur culture de l’écrit, transformer nos imaginaires et nos programmes, diversifier nos activités, dispositifs, supports et formats, faire évoluer la didactique de l’écriture. Cela « implique que les enseignants soient formés pour se détacher de réflexes acquis, en partie issus de leur propre passé scolaire, pour adopter un nouveau regard quant aux productions écrites de leurs élèves, et pour fournir aux adolescents en même temps qu’une aide à la réécriture, la motivation pour s’y investir. Il y a donc là un très fort enjeu si l’on fait l’hypothèse légitime que les représentations que les adolescents se font de l’écriture déterminent le niveau et la qualité de leur engagement dans ses différentes pratiques, et donc leur construction comme sujet-scripteur destiné à prendre toute sa place dans la cité. »
« Ciel les ados écrivent ! » Puissent les adultes dépasser leur surprise pour s’efforcer de connaître et reconnaître leurs pratiques. Puisse l’Ecole dépasser ses ignorances et ses peurs pour oser avec les élèves de nouvelles expériences langagières et ainsi fortifier leur emprise sur les mots et le monde. Puisse le ministère, s’il souhaite redonner de la vigueur à l’écriture au sein même de l’Ecole, lire le rapport de Christine Mongenot et Anne Cordier, entendre leur appel et s’en inspirer.
Car « les forces de l’écrit », ce sont bien les ados. Les forces vives.
Jean-Michel Le Baut
« Les adolescents et leurs pratiques de l’écriture au XXIe siècle : nouveaux pouvoirs de l’écriture ? »
Rapport d’étude par Christine Mongenot, chargée de mission scientifique Lecture Jeunesse, et Anne Cordier, professeure en sciences de l’information et de la communication, Observatoire de la jeunesse, du sport, de la vie associative et de l’éducation populaire, novembre 2023
Rapport en ligne sur le site de l’INJEP
Pour info : colloque autour de l’enquête organisé par Lecture Jeunesse le 12 décembre 2023 à la Maison de la Poésie à Paris.