Eva Debray, Maîtresse de conférences à l’université de Bourgogne, revient sur les différentes réponses au harcèlement scolaire. Elle met en évidence les tensions existantes entre la Méthode de la Préoccupation partagée et la « tolérance zéro » brandie comme réponse efficace au problème de harcèlement. La chercheuse se défend de « pointer des insuffisances, de donner des « bons points » ou des « mauvais points » ». Son objectif ? Souligner une difficulté réelle, liée à selon elle à une relative absence de débat franc et ouvert sur les effets de la sanction.
Le mardi 3 octobre 2023 s’est tenue, dans une salle communale de Chalon-sur-Saône, une conférence animée par Jean-Pierre Bellon, intitulée « Souffrances à l’école et harcèlement scolaire ». Jean-Pierre Bellon, professeur de philosophie, est engagé depuis de nombreuses années sur la question du harcèlement scolaire en France. Il a notamment fondé la Méthode de la Préoccupation Partagée ». Mais il importe de préciser, comme l’indique le site internet du Centre Resis (Centre de Ressources et d’Études Systémiques contre les Intimidations scolaires), association dont Jean-Pierre Bellon est co-fondateur, que ce dernier est également « membre du comité d’experts contre le harcèlement scolaire auprès du Ministère de l’éducation nationale. » Le conférencier est de ce point de vue l’un des acteurs majeurs du dispositif pHARe, programme de lutte contre le harcèlement à l’école au sein de l’Éducation nationale et qui avait vocation à s’étendre, dès 2021, à l’ensemble des écoles et des établissements – l’objectif actuel est encore de couvrir « 100% des écoles, collèges et lycées », d’après ce qu’indique une page dédiée du site Eduscol. Si aucun texte produit par le ministère de l’Éducation nationale ne le présente comme un « initiateur » du programme, on lit, dans une brochure décrivant le dispositif au tout début des années 2020, que Jean-Pierre Bellon a participé « à l’élaboration des mallettes du programme PHARE ». L’une des contributions majeures à la lutte contre le harcèlement que Jean-Pierre Bellon estime avoir apportée est à cet égard la « méthode de la préoccupation partagée » (MPP), que j’ai déjà évoquée et qu’il présente lui-même comme une adaptation française de la méthode suédoise Pikas. Les sites de référence de l’Éducation nationale comprennent de ce point de vue de nombreuses vidéos de Jean-Pierre Bellon sur le harcèlement, et cette méthode de la préoccupation partagée est présentée comme le cœur du programme pHARe sur ces mêmes sites. Un récent ouvrage paru en janvier 2023 et co-signé par Jean-Pierre Bellon et Marie Quartier avait dans cette perspective pour ambition de livrer un « véritable outil de formation », au service de la réalisation de ce programme.
L’événement à Chalon-sur-Saône, qui ne semble avoir été organisé par aucun service de l’Éducation nationale, était un événement « tout public », auquel n’ont d’ailleurs pas manqué de se rendre parents d’élèves et élèves. À l’entrée cependant, des enseignant·es étaient invité·es à émarger une feuille de présence – certain·es m’ont en outre signifié que leur présence à cette conférence avait été requise. La salle était comble.
Récits de proches d’élèves victimes de harcèlement, outrés pour certains par la manière dont le problème avait pu être traité à l’école, récits d’élèves se rendant compte de situations délicates dont ils avaient pu être témoins, questions, posées par des formateurs et formatrices pHARe du département, sur l’esprit de la méthode de la préoccupation partagée ont jalonné les discussions entre le conférencier et le public.
Les interventions des formateurs et formatrices pHARe m’ont conduite à me pencher plus avant sur la mise en œuvre du programme et des dispositifs préconisés, ainsi que sur leur cohérence. L’un des formateurs présents dans la salle a, lors de cette rencontre, exprimé son embarras : la conférence de l’intervenant qui avait précédé les échanges avait en effet insisté sur l’autorité à incarner avec fermeté dans ces situations de harcèlement – consacrant de ce point de vue l’approche arendtienne de l’autorité. Or, la méthode de la préoccupation partagée, que Jean-Pierre Bellon n’a en fait pas abordée lors de sa conférence initiale, lui semblait plutôt impliquer une mise à distance de cette question de l’autorité, d’après les films de formation auxquels il avait pu accéder. Le conférencier a notamment, dans la réponse apportée (sur laquelle je reviendrai plus loin), conseillé au formateur de consulter des ressources plus fiables – cette remarque a d’ailleurs été réitérée suite à l’intervention convergente d’une autre enseignante responsable de la formation pHAre.
Dans la continuité de cette intervention, je me suis moi-même étonnée, auprès du conférencier, du rôle central joué par la sanction dans le traitement du harcèlement à l’école préconisé au cours de sa conférence. Le ton était, et Jean-Pierre Bellon ne s’en est pas caché, très prairatien. Rappelons que, selon Eirick Prairat, la sanction-punition peut être éducative, elle peut transformer l’élève en sujet responsable de ses actes : cette position conduit, non pas à se méfier en tant que telle de la sanction, mais à réfléchir à la manière dont une sanction peut être réellement éducative.
Une telle approche, qui a conquis, au cours des années 2010, une véritable portée institutionnelle, a pour grand avantage d’amener les enseignant·es à observer une forme de vigilance dans leurs pratiques punitives. Cette vigilance, Jean-Pierre Bellon l’a fait sienne : il faut veiller à sanctionner avec « discernement » lorsque des cas de harcèlement se présentent. Autrement, l’on court un risque non négligeable : celui des représailles contre la victime et l’encouragement à des formes de harcèlement se déroulant en cachette, et donc plus difficiles à détecter. Le « tout-répressif », c’est-à-dire le « tout-souffrance » n’est d’aucune aide – raison pour laquelle le spécialiste préfère le terme de sanction à celui de punition, trop associé dans les esprits à l’idée d’expiation.
Mais cet accent mis sur la question de la sanction et de l’autorité – dans la droite lignée d’Eirick Prairat qui a, au fil des années, fait sienne la pensée arendtienne de l’autorité – n’en soulève pas moins des questions, lorsqu’on a à l’esprit la méthode préconisée ces dernières années par Jean-Pierre Bellon. Si l’on se rapporte aux vidéos mises à la disposition des enseignant·es sur des sites de référence comme Canotech (du réseau Canopé) et qui y sont présentées comme de véritables outils de formation, l’on peut peiner à comprendre comment la méthode de la préoccupation partagée peut intrinsèquement s’articuler avec le recours à la sanction-punition. Dans ces vidéos, mais également dans des ouvrages de Jean-Pierre Bellon lui-même, l’on trouve la préconisation suivante : faire en sorte que les harceleurs ou harceleuses eux/elles-mêmes coopèrent et participent à la résolution de la situation de harcèlement, ce qui implique, pour l’enseignant·e ou la personne référente intervenant auprès de ces dernier·es, d’adopter une certaine posture. Il s’agit en effet de créer les conditions d’un dialogue qui puisse conduire les harceleurs à se préoccuper du sort de leur camarade harcelé·e. L’on trouve pour cette raison, par exemple dans l’un des manuels de l’auteur, certains conseils de formulation cohérents avec l’objet de cette méthode : « Rassurez-vous, ce n’est pas une convocation ; je veux juste parler un moment avec vous. Je ne suis pas là pour vous juger et encore moins pour sanctionner qui que ce soit. Je vais rencontrer plusieurs élèves. Je veux juste que vous me disiez ce que vous savez de la situation de C. Je suis très préoccupé(e) pour lui. Il ne va pas bien. J’aimerais que vous m’aidiez à comprendre ce qui lui arrive. » (Jean-Pierre Bellon et Bertrand Gardette, Harcèlement scolaire : le vaincre c’est possible, 2016, réédité en 2018 aux éditions RESF, ici chap. 3, p. 50, c’est moi qui souligne).
On voit dans ce passage que la sanction est mise à distance, et que le ton ne peut pas être celui du rappel à l’ordre. Dans certains autres passages du livre que je viens de citer, Jean-Pierre Bellon et Bertrand Gardette en viennent même à opposer recours à la sanction et résolution des situations de harcèlement, en les présentant comme deux objectifs exclusifs l’un de l’autre : « Si le but recherché est de sanctionner les harceleurs, il est probablement essentiel de s’intéresser au degré de responsabilité de chacun ; mais si l’objectif prioritaire est de faire cesser l’intimidation, ce type d’enquête se révèle beaucoup moins nécessaire » (chap. 2, p. 34). La méthode de la préoccupation partagée y est d’ailleurs explicitement décrite comme une « alternative à la sanction ».
Lors de son intervention à Chalon-sur-Saône, la perspective de Jean-Pierre Bellon semblait être tout autre : en réponse à la question du premier formateur mentionnée plus haut, le conférencier a particulièrement insisté sur la « fermeté » dont il fallait faire preuve lors d’un entretien avec des élèves harceleurs – de manière plus ou moins marquée selon l’âge des élèves. On pouvait peiner à comprendre cette insistance tant elle semblait trancher avec l’esprit de la méthode de la préoccupation partagée. Cette tension s’est selon moi pleinement dégagée lorsque l’intervenant a, un moment, émis un doute quant à la pertinence de « travailler » avec les élèves harceleurs pour résoudre les situations de harcèlement.
Mon objectif ici n’est pas tant de pointer des insuffisances, de donner des « bons points » ou des « mauvais points » mais de souligner une difficulté réelle, liée à mon sens à une relative absence de débat franc et ouvert sur les effets de la sanction. La pensée de Jean-Pierre Bellon a en fait évolué ces dernières années, passant d’un cadre théorique à un autre sans le signaler.
Dans l’ouvrage auquel je me suis jusqu’ici référée, la position de Jean-Pierre Bellon et de Bertrand Gardette faisait grandement écho à des travaux en sciences de l’éducation soulignant les effets pervers des sanctions-punitions. Je pense notamment aux écrits d’Eric Debarbieux ou encore de Sylvie Ayral (les références à Debarbieux sont à cet égard relativement massives dans ce livre). On trouve d’ailleurs ces mots dans une section intitulée « La question de la sanction » : « L’expérience montre qu’elle [la sanction] a très peu de chances de faire diminuer l’intimidation. Elle peut même, dans de nombreux cas, s’avérer totalement contre-productive » (p. 199). Faire usage de la sanction-punition est une possibilité qui n’est pas totalement exclue dans cet ouvrage, mais elle n’est envisagée qu’en ultime recours : lorsque la méthode de la préoccupation partagée échoue, c’est-à-dire lorsque les élèves harceleurs se refusent à toute coopération. L’on notera que, sur ce point, Jean-Pierre Bellon et Bertrand Gardette, dans ce livre, évacuent un peu rapidement la tension qui commençait à se dessiner alors dans leur approche : quand le recours à la sanction est envisagé, « une grande partie des difficultés, affirment-ils, est alors levée : seront punis seulement ceux qui auront refusé de coopérer ». Le lecteur aurait sans doute plutôt attendu des auteurs qu’ils expliquent pourquoi la sanction s’impose alors et comment l’on peut prévenir le risque de représailles pourtant bien souligné dans l’ouvrage en question.
Dans un autre ouvrage co-signé avec Marie Quartier, Se former en équipe à la lutte contre le harcèlement scolaire, paru en 2023, l’approche semble bien différente : les références aux travaux en sciences de l’éducation que j’ai évoquées sont absentes, et la place de la sanction semble complètement repensée. Dans une section intitulée là encore « La question de la sanction », les auteurs affirment : « La sanction n’est pas complètement écartée du dispositif [de la méthode de la préoccupation partagée] » – elle ne l’était pas non plus dans le traitement des situations de harcèlement préconisé dans le précédent ouvrage, mais ne faisait pas, à proprement parler, partie du dispositif de la MPP. Elle est seulement « mise en suspens » (p. 62). Et il est précisé plus loin : « On se laisse la possibilité de sanctionner si les faits le nécessitent ou si, au terme des entretiens, aucune solution n’est trouvée » (p. 63). La condition énoncée reste vague dans sa formulation (« si les faits le nécessitent »), mais l’on ne saurait mal entendre le propos. L’un des schémas qu’on trouve dans cette section précise : « LA MPPFR DOIT S’ACCOMPAGNER D’UNE TOLÉRANCE ZÉRO EN MATIÈRE D’INCIVILITÉS » (la phrase est en lettres capitales, et il s’agit de la seule phrase du schéma mise en forme de la sorte). Jean-Pierre Bellon, qui n’oublie pas complètement le risque que comporte l’application de sanctions en de telles circonstances, préconise tout de même de « renforcer le soutien en direction de la victime ».
Ce revirement n’est pas signalé par Jean-Pierre Bellon, et l’on peine à comprendre quel rôle joue précisément la sanction dans le dispositif tel qu’il est présenté dans son ouvrage : à quoi, en effet, sert-elle précisément ? Par ailleurs, comment préserve-t-on la dimension coopérative de la méthode de la préoccupation partagée si l’élève harceleur se voit, à terme, sanctionné ? Lors de son intervention à Chalon-sur-Saône, en réponse à cette question, Jean-Pierre Bellon, au-delà du doute fugace qu’il a pu émettre quant à l’idée de véritablement collaborer avec les élèves harceleurs, a insisté sur l’importance de distinguer les rôles : les équipes de suivi (chargées de mener les entretiens avec les élèves concernés par le harcèlement) ne doivent pas assumer de rôle disciplinaire. On peut néanmoins se demander si l’élève harceleur ayant activement contribué à la résolution de la situation de harcèlement parviendra à ne pas ressentir la punition infligée comme une forme de trahison de l’institution.
J’ai bien entendu, dans ces quelques lignes, placé le focus sur l’un des aspects seulement de l’approche de Jean-Pierre Bellon. L’on trouvera de ce point de vue dans son dernier ouvrage des pages riches et passionnantes sur les séances de sensibilisation au problème de harcèlement à mener en classe. Il n’en reste pas moins qu’il importe de réfléchir plus avant, dans le cadre d’un véritable débat, sur les effets du recours à la sanction en situation de harcèlement scolaire. Il ne s’agit pas, en effet d’une simple question théorique parmi d’autres : ses implications pratiques sont patentes et l’esquiver ne peut que contribuer à désemparer les membres du personnel enseignant et d’éducation qui tenteraient de lutter activement contre le harcèlement scolaire.
Eva Debray