Cisgenre, queer, non binaire, trans… : les lignes se brouillent, les normes se déconstruisent et les adolescent.es revendiquent de plus en plus le droit à la dé-binarisation et à la diversité sexuelle, déconcertant les adultes et l’Ecole. Dans Jeunesse : de nouvelles identités de genre ?, Arnaud Alessandrin, sociologue à l’université de Bordeaux, propose de remplacer polémiques réductrices et prises de position dogmatiques, par une parole apaisée et documentée sur les enjeux de ces aspirations, souvent mal comprises. En somme de remettre de la raison dans les débats, afin qu’advienne une société moins discriminante et plus inclusive, dans laquelle chacun.e parviendrait à se construire.
Pour mieux comprendre, il faut d’abord apprendre à bien nommer. Votre livre revient souvent sur le sens des mots et se conclut d’ailleurs par un glossaire. Pourriez-vous tout d’abord expliquer ce qui différencie « sexe » et « genre », et de quoi on parle lorsque l’on parle « d’identité de genre » ?
C’est un préalable important : parler la même langue. Et si l’on considère que l’existence d’un être genré se réduit à son sexe biologique, on passe à côté des explorations possibles de son corps, de son identité. Pour le dire autrement, il faut dépasser l’idée que le sexe fait tout de ce que nous sommes.
Dans cette perspective, il faut considérer les « pas de côté » que nous effectuons vis-à-vis des normes et des attentes sociales, lorsque nous nous construisons comme des individus féminins et/ou masculins. En considérant le genre comme un élément fondamental de l’identité humaine on retrouve la place de l’individu, face à une prédestination sexuée. C’est là où se loge l’identité de genre : le sentiment intime d’être en son corps à sa façon, d’être avec le masculin et le féminin. Une façon singulière d’équilibrer son ressenti de genre.
Ce « foisonnement des manières de se dire », et de dire, n’a rien d’anecdotique. Vous donnez un exemple très éclairant du poids des mots en évoquant l’abandon du terme « transsexuel » au profit de celui de « transgenre ». Pourriez-vous expliquer les différentes étapes de ce glissement d’un terme à un autre et en clarifier les enjeux ?
La création du concept de « transsexualisme » au début des années 1950 renvoie à une demande de reconnaissance qui prendra la forme d’une maladie. Pour le dire autrement, les personnes trans (le terme n’existe pas à l’époque) souhaitaient des prises en charge de leurs parcours ; on leur a imposé une pathologisation. Une psychiatrisation plus exactement car ledit « transsexualisme » devient très vite une pathologie psychiatrique définie dans les manuels internationaux (le DSM comme la CIM).
C’est contre cette psychiatrisation que les mouvements militants ont transformé non seulement les termes (en imposant le terme de « transgenre » puis de « trans ») mais également les modalités de prise en compte politiques et médicales. Aujourd’hui, un moment de dépsychiatrisation des parcours semble bien engagé mais se heurte à des représentations et à des identités professionnelles médicales parfois difficilement déplaçables.
Vous pensez à quelles représentations en particulier ?
Disons le plus clairement : la psychiatrisation des transidentités s’enracine encore aujourd’hui dans deux phénomènes assez nets. Le premier renvoie au lien parfois immédiat qui est fait entre « trouble psychique » et « transidentités ». On observe beaucoup cela aujourd’hui dans les discussions autour des mineurs trans. Des groupes conservateurs comme « Ypomoni » ou « L’observatoire de la petite sirène », n’hésitent pas à rapprocher les demandes de changement de genre chez les mineurs d’une perte de repères, d’une fragilité psychique etc. Le second point relève de la centralité de la psychiatrie dans les parcours de soins adultes. Les opérations de changement de sexe sont encore soumises à des approbations et des surdiagnotics psychiatriques qui éloignent parfois les personnes concernées des offres de soins.
Pour autant cette « dépathologisation des identités alternatives » ne garantit pas une égalité de traitement, et ne préserve pas des discriminations. Comment le droit, notamment français, s’est-il emparé de la question des personnes trans afin de les protéger ? Du chemin reste-t-il encore à parcourir en ce sens ?
Vous avez raison, « dépsychiatriser » ne dit pas synchroniquement « rendre égal ». A cet égard, les chiffres sur les discriminations transphobes montrent le maintien à un niveau élevé des violences subies par les minorités de genre en France, malgré une visibilité inédite et des transformations juridiques profondes. On soulignera par exemple l’inscription, en 2016, dans le droit français, du terme d’identité de genre comme critère de discrimination.
Mais des progrès restent à faire. Tout d’abord un égal traitement sur le territoire, en matière d’accès au changement de prénoms comme de mention du sexe à l’état civil. Mais également en matière de prévention et de lutte contre les discriminations. Les espaces scolaires ou bien les services publics restent encore très marqués par des discriminations fréquentes à l’égard des personnes trans ou non binaires.
A quels espaces scolaires faites-vous allusion ?
Là aussi, soyons plus clairs. Les études de Johanna Dagorn ou de Gabrielle Richard sur les expériences scolaires des jeunes LGBTQI ont bien montré que le climat scolaire de ces jeunes était fortement impacté par les menaces et les agissements discriminatoires. L’enquête « Santé LGBT » publiée en 2020 (Bord de l’eau ed.) aura mesuré ceci de la sorte : plus de 80% des jeunes trans ou non binaires disent avoir vécu une scolarité dégradée ou très dégradée du fait des violences transphobes ou d’une peur qu’elles s’abattent sur eux. Concernant les minorités de genre on sait que des lieux comme les vestiaires, ou que les cours d’EPS sont particulièrement redoutés. Le livre de Bastien Pouy-Bidard éclaire bien cet impensé. Mais l’on pourrait tout aussi bien évoquer les manuels scolaires parfois très stigmatisants ou bien encore les cours d’éducation à la sexualité (lorsqu’il y en a) qui oublient littéralement l’existence de ces mineurs.
La question des jeunes trans, a désormais gagné en visibilité. Mais l’engouement médiatique pour le sujet, créant un effet loupe, a généré de nombreux propos infondés, on a même parlé, sur certains plateaux de télévision, de risque « d’épidémie de transgenres ». Pourriez-vous remettre un peu de sérénité dans ce débat afin de « rassurer » tous ceux et toutes celles que ces paroles d’ « expert.es » ont inquiété.es ?
C’est tout l’objet de ce livre. Rappeler que la revue de la littérature scientifique sur la question est bien moins alarmiste que les essais psychanalytiques et les pétitions sans fin qui pullulent à ce sujet.
Par exemple, cette idée selon laquelle il existe un « lobby trans » ou « lgbt » semble tellement éloignée de la réalité des influences sociales conservatrices aujourd’hui. Mais également cette notion de cristallisation rapide de l’identité de genre chez des jeunes qui seraient influencés voire forcés de devenir trans. Aucune publication scientifique ne vient accréditer cette idée sinon un article dépublié depuis. On pourrait en dire autant de cette idée reçue selon laquelle les mineurs trans ou non binaires seraient trop jeunes pour s’interroger sur leur identité de genre ou même la ressentir durablement et donc regretteraient forcément leurs choix une fois adultes. Là encore, les données montrent qu’une clinique accompagnante permet d’éviter les errances diagnostiques et thérapeutiques et réduire les regrets potentiels à de rares cas (inévitables, et ce peu importe les parcours médicaux dont il est question).
Bref, regardons les publications scientifiques nombreuses et préférons les résultats méthodologiquement viables aux essais hasardeux et bien souvent maltraitants par leurs inexactitudes.
Afin d’ « uniformiser les pratiques d’inclusion scolaire », et de protéger les mineur.es trans de toute discrimination, une circulaire de l’Éducation nationale encadre depuis 2021 leur accueil. C’est une avancée importante, mais est-elle suffisante ? Quelles autres pistes devrait-on, selon vous, envisager pour améliorer cette inclusion au sein de l’Ecole et lutter contre la transphobie dont les récents événements d’Alfortville ont malheureusement encore fait la démonstration ?
La circulaire de septembre 2021 permet en effet une meilleure inclusion des mineurs trans en leur permettant de s’inscrire dans leur prénom d’usage. Mais des limites fortes apparaissent.
Puisqu’il faut l’accord des deux parents, comment faire en cas de refus d’un ou des deux parents ? Il est bon de rappeler qu’en matière d’avortement par exemple, les jeunes personnes concernées ne sont pas obligées d’avoir un accord des deux parents. Pourquoi est-ce le cas pour un simple prénom d’usage ? Une autre limite apparait lorsqu’on regarde les enseignements professionnels ou agricoles, ou les formations sur cette question sont bien moins nombreuses qu’en filière générale. Enfin, du côté du droit, la possibilité de changer plusieurs fois de prénom se pose, comme le rend possible la « ley trans » en Espagne depuis décembre 2022. Car il demeure des existences de genre non prise en compte encore aujourd’hui.
Tout cela cumulé, on assiste à une persistance des violences et des discriminations à l’encontre des mineurs trans et non-binaires et il est à souhaiter que l’effet conjugué d’une multiplication des visibilités, d’une meilleure prise en compte de compte de cette population, et le combat continu contre les idées reçues, améliorent les conditions de vie de ces jeunes.
Finalement quels risques prendrait-on par peur de peut-être se tromper, de « faire plus de mal que de bien », à ne pas écouter les demandes d’accompagnement des élèves ?
Tout d’abord, soulignons qu’on assiste depuis peu à un glissement intéressant. Jusqu’à peu, « ne rien faire » semblait être la règle dans les établissements scolaires. Mais les observatoires LGBT montés dans certaines académies et les formations autour de ces questions se multipliant, certain.e.s professionnel.le.s s’engagent plus nettement dans une meilleure inclusion de ces jeunes.
Toutefois, le risque de mal faire ou les tensions internes aux établissements (liés à des questions de réputation, de manque de temps ou d’absence de ressources) font que certaines actions demeurent très timides.
Pourtant, les conséquences des inactions sont bien documentées : décrochage scolaire, phobies scolaires, perpétuation du harcèlement en cas de non intervention des adultes encadrants et, conséquemment, augmentation des pratiques à risques et apparition de troubles psychologiques.
Le concept de « stress des minorités » est intéressant de ce point de vue. Il indique que les personnes victimes sou potentiellement victimes de discriminations, de rejet, de violences, connaissent une qualité de vie mentale bien moins satisfaisante que les autres, celles et ceux qu’on considère encore comme « neutres » ou « normaux ».
Prendre en compte les mineurs trans ce n’est donc pas céder à un lobby ou à une mode mais bel et bien considérer la santé mentale de ces jeunes et leur donner une place à part entière en tant que citoyens.
Propos recueillis par Claire Berest