Françoise Lantheaume, professeure des universités, et Sébastien Urbanski, maître de conférence, nous présentent « Laïcité, discriminations, racisme », un livre qui rend compte d’une recherche au long cours. En 5 ans, 13 chercheurs ont mené 966 entretiens dans 101 établissements sur tous les territoires, dans des collèges et lycées publics ou privés. Sous la gauche de Hollande et le « ni de gauche ni de droite » de Macron. L’objectif ? Décrire, analyser, comprendre les pratiques de professionnels de l’éducation à propos de situations ordinaires où ils estiment être confrontés à des affirmations religieuses, à du racisme, à des discriminations. « Il s’agissait de distinguer l’écume du débat public de la profondeur, de l’épaisseur de l’action des professeurs », précise Françoise Lantheaume.
Pourquoi ce livre ?
Françoise Lantheaume (FL): L’étude dont nous rendons compte dans ce livre a débuté à la suite d’une succession d’attentats jusqu’en 2015. Des attentats qui se sont accompagnés d’un débat public sur le rôle de l’école et une remise en question sur sa capacité à former des élèves afin qu’ils ne deviennent pas des terroristes.
Ce débat sous entendait un doute sur les compétences des enseignants à effectuer ce travail. Et puis, beaucoup d’articles alertaient sur leur impossibilité d’enseigner certaines notions, voire disciplines, du fait de revendications religieuses. Parallèlement, il y avait au sein de la société un mouvement contre les discriminations – qui a peu touché l’éducation scolaire.
À ce contexte sociétal, il faut ajouter le débat scientifique sur ces questions. Tous les chercheurs et chercheuses n’ont pas les mêmes approches et théories. On s’est donc dit qu’il fallait aller voir ce qu’il en était dans les établissements du second degré et ne pas se contenter de ce qu’on entendait, y compris dans les enquêtes d’opinion, mais s’intéresser à l’action au quotidien des professionnels de l’éducation.
Sébastien Urbanski (SU): On a fait le choix d’un pas de côté par rapport au débat public. Nous avons essayé de voir comment les enseignants et autres professionnels de l’éducation – CPE, AED, chef d’établissements se saisissent de catégories ou « grilles de lecture » publiquement disponibles, ou en créent, pour analyser certaines situations au cours de leur travail au quotidien.
Autrement dit, cette enquête rend compte des grilles de lecture utilisées par les professionnels individuellement ou collectivement à partir de descriptions précises de situations.
Laïcité, racisme et discrimination bénéficient-ils de la même attention de l’institution et des enseignants ?
SU : La laïcité est une catégorie très investie par les enseignants. Les discriminations, beaucoup moins, les responsables politiques ne s’en saisissent pas du tout au même degré. Mais ce qui nous intéresse c’est de voir comment les professionnels, eux, s’en saisissent.
FL : Les politiques publiques décident de placer le projecteur sur une catégorie. Quand le gouvernement s’empare de la question du harcèlement scolaire, il en fait un cheval de bataille collectif. Imaginons une conférence de presse interministérielle sur la question des discriminations avec la même détermination, condamnant la discrimination par l’orientation…
Mais il faut aller un peu plus loin. La volonté de faire réussir tous les élèves peut favoriser des biais cognitifs chez des enseignants. Ils peuvent anticiper des possibles échecs de certains élèves alors qu’ils ont des résultats identiques à d’autres. L’orientation en voie professionnelle est un exemple assez éloquent, on sait que c’est lié à l’origine sociale, culturelle, ethnique. Il y a donc un rôle déterminant des politiques publiques, mais la façon dont le groupe professionnel s’empare de ces questions joue aussi un rôle. Pour les professionnels, selon notre enquête, les discriminations existent, mais pas à l’école ou plutôt, ils n’utilisent pas cette catégorie, mais celle du « harcèlement scolaire » en les associant ainsi aux relations entre élèves.
Votre recherche démontre-t-elle une distinction de la gestion des situation selon les territoires ?
SU : En effet, on repère des tendances. Souvent, dans les milieux ruraux où le capital culturel est peu élevé et l’accès à la culture difficile, quand les expressions racistes d’élèves se manifestent, les éducateurs et enseignants expliquent ces dernières par un manque de culture. Ils ne mettent pas le sujet sous le tapis, ils font le choix stratégique d’une pédagogie du temps long. Sinon, leur action peut être contre-productive, comme l’attestent des situations dont nous rendons compte. Alors que dans les milieux urbains et huppés, les professionnels sont beaucoup plus intransigeants face aux expressions racistes. Ils ne trouvent pas d’autre justification que l’immoralité et la menace de l’idéologie raciste en tant que telle.
FL : Pour autant, même si le traitement peut varier, on note une hypervigilance concernant les questions de racisme et d’antisémitisme. Contrairement au traitement médiatique de court terme, les professionnels utilisent des stratégies éducatives sur le temps long. S’ils sentent que certaines questions braquent des élèves, ils n’y vont pas frontalement, ils mettent en place des dispositifs pédagogiques pour les faire réfléchir et évoluer sur ces questions. Ils diffèrent. Ils n’abandonnent que rarement, mais utilisent plutôt des moyens détournés pour arriver à leurs fins.
On note aussi une distinction public/privé. Dans le privé, les publics sont beaucoup plus homogènes – choisis sur des critères financiers et scolaires. Il y a donc moins de situations problématiques pour les enseignants. Le souci prédominant, la réputation de l’établissement, oriente l’action.
En éducation prioritaire, il y a une mobilisation des enseignants. Dans tous les territoires, mais particulièrement en REP, les enseignants savent prendre appui sur une reconnaissance de la particularité de leurs élèves – culturelles, ethniques… – pour les conduire à une ouverture d’esprit, à d’autres savoirs, à d’autres façons d’envisager les choses. Ayant la connaissance de leurs élèves et de leur ancrage culturel ils s’appuient volontiers sur la reconnaissance de leurs singularité pour les amener à une logique civique d’intérêt général, d’égalité des droits et une conception universaliste de laïcité.
SU : Dans les établissements privés sous contrat accueillant une clientèle favorisée, la religion n’est pas au premier plan, ce qui compte, c’est bien plutôt l’excellence. Mais les deux aspects sont parfois conciliés. Par exemple, dans certains établissements, des personnels conseillent aux parents de demander un certificat médical pour que leur enfant n’aille pas à la piscine.
FL : Finalement, la différence fondamentale entre le public et le privé, c’est que dans les établissements publics la première visée c’est de former des membres de la société, dans les établissements privés, c’est de former des membres de la communauté des croyants. Mais quel que soit le type de territoire et d’établissement, tous les enseignants disent que leur première ressource ce sont les savoirs face aux questionnements, réactions des élèves.
Et finalement, distinguez-vous une typologie des enseignants, des stratégies utilisées ?
FL : On a recensé une dizaine de stratégies : anticiper, différer le traitement d’une question, construire un projet spécifique lié au thème qui fait débat, solliciter une intervention extérieure, l’humour aussi, trouver des supports adaptés avec une certaine ruse parfois… Ce qui est intéressant, c’est de voir que ce qui oriente les stratégies des enseignants, c’est toujours l’apprentissage, l’enseignement des savoirs, la visée de formation civique avec la conscience du temps nécessaire pour former.
SU : Mais tous ne sont pas égaux. Dans les situations qui relèvent de la laïcité, des discriminations et du racisme, il y a une différence significative entre, d’une part, les enseignants novices qui ne sont pas dans un établissement où existe un collectif de travail, et d’autre part les expérimentés. Il y a aussi une différence en fonction des disciplines enseignées. Par exemple, sur la laïcité, ce sont les enseignants d’histoire ou de philosophie qui investissent particulièrement ces sujets et sont des ressources pour leurs collègues.
Vous insistez sur le fait de prendre de la distance avec les débats qui agitent notre société. « Ni une dénonciation, ni un plaidoyer ». Pourquoi une telle précaution ?
FL : Il existe des travaux académiques, basé sur des données, qui restent parfois des plaidoyers ou des dénonciations. Nous, chercheurs, subissons aussi des injonctions à nous situer d’un côté ou de l’autre, à l’encontre de la démarche de recherche qui ne peut présupposer les résultats d’une enquête, mais doit comprendre ce qui se joue chez les enseignants. Pour faire le pas de côté nécessaire, nous nous sommes intéressés aux ressources argumentatives existantes dans l’espace public – du printemps républicain aux indigènes de la République. Est-ce que les enseignants les mobilisent ? Est-ce que cela agit sur leur enseignement ?
SU : Nous avons interrogés des personnels de toutes les tendances politiques, de l’extrême droite à la gauche, de tous les territoires, de tous types d’établissements, afin d’échapper au biais de confirmation. On évite ainsi de choisir des groupes sociaux susceptibles de témoigner en faveur d’hypothèses préétablies par les chercheurs. Notre méthodologie mixte prémunit le groupe de recherche de ce risque. Cela dit, l’objectif est aussi politique, celui d’expliciter les compétences critiques des professionnels qui leur permettent de justifier leurs actions, et donc d’agir de manière juste.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda