Avant même le premier jour de la rentrée, « Le Café pédagogique » a attiré votre attention sur « Un métier sérieux », le nouveau film de Thomas Lilti, dédié à l’expérience, ordinaire et passionnante, d’un groupe soudé d’enseignants engagés tout au long d’une année scolaire en collège. Le jour de la sortie, c’est le moment d’enfoncer le clou. Courez voir sans tarder « Un métier sérieux» et vous y serez sur le champ en terrain familier, dans un cadre immédiatement reconnaissable, retranscrit avec une incroyable authenticité et filmé avec amour. N’écoutez pas les rabat-joie fustigeant la banalité supposée de l’histoire ni les grincheux regrettant un style prétendument terre-à-terre !
Les professeurs en héros fragiles, entre vulnérabilité et ténacité
Ancrée fermement dans la réalité, la comédie dramatique, teintée d’humour et de romanesque, vous embarque sans coup férir dans une représentation juste, pertinente et profonde de l’exercice difficile et exaltant de votre profession à qui chacun demande tant. Sans tambour ni trompettes, Thomas Lilti capte au plus près des femmes et des hommes, dans toutes les dimensions d’un métier d’intérêt général, l’éducation comme la santé –au cœur de ses trois précédents films dédié au corps médical-, deux piliers (vacillants) de la nation.
De la relation complexe aux élèves, à la pédagogie à inventer chaque jour pour susciter chez eux le désir d’apprendre, de se constituer comme sujet et d’aller vers les autres, aux rapports tendus avec une hiérarchie frileuse et une institution défaillante, jusqu’aux répercussions intimes dans la vie professionnelle et personnelle de chaque protagoniste d’une aventure humaine à nulle autre pareille.
Porté par un casting en or, le portrait de groupe ici dessiné ne joue cependant pas sur une répartition convenue des rôles mais la fiction chorale utilise à bon escient le contre-emploi ou la distribution inattendue. En bref, Benjamin, jeune thésard en physique, est bombardé dans un collège professeur de mathématiques remplaçant sans formation ni soutien et Vincent Lacoste, air juvénile, tenue sobre, inexpérience en bandoulière, traverse les multiples épreuves de la ‘première fois’ avec une justesse d’incarnation confondante.
Force et faiblesse des liens, puissance du collectif
Le comédien épatant en débutant n’est pas seul ni à l’écran ni dans l’établissement. Les liens d’entraide (des tuyaux pour les cours sur internet aux conseils de comportement en classe entre autres) tissés rapidement avec des collègues plus anciens ou plus aguerris forgent sa pratique sans lui éviter une grave erreur (l’humiliation d’un élève en classe, une faute lourde de conséquences dont il prend avec peine et regret la mesure). A ses côtés, sur le même plan devant la caméra attentive et empathique de Thomas Liliti, Meriem, look strict, visage volontaire (Adèle Exarchopoulos) excellente en professeure solide et efficace, Fouad, chevelure et barbe abondante, (William Lebeghil) en professeur d’Anglais plein de fantaisie, tente de maintenir à l’oral un niveau correct de prononciation et…d’enthousiasme, Sandrine, lunettes et cheveux lisses attachés (Louise Bourgoin) bouleverse par son application obstinée à transmettre les SVT sans susciter l’engouement des élèves, émeut par son désarroi face à une inspectrice n’hésitant pas à lui signifier l’ennui suscité par ses cours en précisant le rendu futur d’un rapport édulcoré ; une situation extrême dont nous verrons plus tard l’expression manifeste (et dramatique) en classe et les ressorts intimes douloureux. Quant à Sophie (Lucie Zhang), elle nous impressionne par sa présence délicate, en retrait apparent d’une communauté à laquelle elle souhaite, au fond d’elle-même, appartenir davantage. Il y a aussi Pierre (François Cluzet) entre lucidité
décapante (‘mes cours sont chiants’) et bienveillance sincère envers les autres. Mais Pierre ne se réduit pas à la figure attendue de l’ange protecteur de héros fatigués et fragilisés par l’ampleur de la tache.
C’est toute la fiction, dans ses multiples façons d’éclairer la complexité des missions assignées, qui est habitée par la puissance du collectif, l’esprit d’équipe et l’élan affectif cimentant cette communauté enseignante, telle que la voit le réalisateur.
Le cœur battant d’une communauté délicatement mis en lumière
Se distinguant nettement des nombreux films récents ‘autour de l’école’, « Un métier sérieux » frappe surtout par l’ambition humaniste du propos et l’utopie sous-jacente suggérée par sa forme polyphonique.
Thomas Lilti, tout en maintenant la primauté accordée à la ‘vocation’ primordiale de l’Ecole par rapport à l’instruction et l’émancipation des élèves dont elle a la charge, nous fait peu à peu pénétrer dans l’intimité des professeurs : échanges et complicité une fois la porte de la salle des profs refermée, satisfactions ou tourments de l’enseignement stricto sensu en relation avec l’évolution des enfants eux-mêmes façonnés et influencés par d’autres sources de supposés savoirs ou rpar les réseaux sociaux, joies et tourments de la vie personnelle percutée de plein fouet par la crise du métier et le dépérissement de la considération afférente, tant de la part de certains parents et citoyens, de la part surtout des pouvoirs publics et…de bien des gouvernants en quête de rentabilité à court terme sans projet d’avenir pour l’Education.
Thomas Lilti n’a pas de solution miracle mais il s’engage par ce film important, modestement et fermement, aux côtés des enseignants.
Dans un contexte de précarisation d’une profession vitale pour le pays et ses futurs citoyens, comment continuer à faire au mieux son métier sans en perdre le sens, tout en préservant son humanité ? L’entraide et la solidarité que les collègues ici incarnées par des comédiens hors pair constituent le ciment d’un petit collectif apte à traverser les épreuves, les défaillances voire les échecs menant certains d’entre eux à une impasse déchirante ou à une remise en cause salutaire.
Dans « Un métier sérieux », des femmes et des hommes investis tentent de garder la passion d’enseigner, contre vents et marées, en privilégiant les liens de solidarité et d’amitié. Comme un îlot de fraternité et d’utopie collective pour donner du sens à un métier en grand danger. Professeurs et futurs spectateurs, soyez-en convaincus : Thomas Lilti vous aime.
Samra Bonvoisin
« Un métier sérieux », film de Thomas Lilti, sortie le 13 septembre 2023