Éric Debarbieux, chercheur spécialiste des questions de violence à l’école qui a entre autres rédigé le rapport « Refuser l’oppression quotidienne : la prévention du harcèlement à l’école », réagit aux annonces du Ministre en matière de harcèlement. Selon lui, ce énième plan, « au moins le vingtième » ne réglera pas la question. « C’est dans l’interministériel que cela doit se jouer, au niveau des politiques publiques » explique-t-il au Café pédagogique. Il pointe aussi la lourde responsabilité du débat politique actuel.
Qu’est-ce que le harcèlement en milieu scolaire ?
Ce que nous nommons en France « harcèlement en milieu scolaire » est une transposition du terme «School bullying », employé par Dan Olweus qui a mené la première recherche importante sur le sujet, dans des écoles norvégiennes, il y a plus de 50 ans. Nous n’avons pas de terme français qui permettrait de traduire exactement cette locution, que les Québécois par exemple décrivent souvent comme « intimidation ». Mais l’essentiel réside bien dans la répétitivité d’agressions le plus souvent mineures. Le terme de harcèlement traduit bien cette idée de répétition. Peter Smith le définissait ainsi lors de la première conférence mondiale que nous avons organisé en 2001 à Paris : « Nous dirons qu’un enfant ou une jeune personne est victime de bullying lorsqu’un autre enfant ou jeune ou groupe de jeunes se moquent de lui ou l’insultent. Il s’agit aussi de bullying lorsqu’un enfant est menacé, battu, bousculé, enfermé dans une pièce, lorsqu’il reçoit des messages injurieux ou méchants. Ces situations peuvent durer et il est difficile pour l’enfant ou la jeune personne en question de se défendre ». La caractéristique principale du harcèlement est que l’intimidation physique ou psychique se produit de manière répétée créant un état d’insécurité permanent dangereux pour la victime.
Je tiens à insister sur un fait essentiel quant à la manière dont se produit le harcèlement entre pairs à l’école, comme sur les réseaux sociaux : il s’agit d’un phénomène le plus souvent groupal, où une victime est en quelque sorte « désignée » par un groupe affinitaire comme un « pas nous », permettant au groupe de se souder et se reconnaître. Il est mode de désignation de « l’autre », quel que soit cet « autre » : pas de mon quartier, de mon origine, trop gros, trop maigre, trop bon élève, trop étrange ou étranger. Il est donc une conséquence et un outil de la discrimination, de la haine du différent. Un juge des enfants m’a ainsi contacté la semaine passée pour dire son désarroi devant une forte montée des affaires de grossophobie chez les garçons.
Y a-t-il une recrudescence des situations de harcèlement en milieu scolaire ?
La question est complexe. En effet des cas terribles de suicides d’enfants, d’adolescents et adolescentes précipitent une compassion sociétale tout à fait normale. Ce sont des drames humains et l’opinion publique comme la Presse ont raison de les considérer comme tels. Cependant la médiatisation à outrance de ces cas me semble entraîner un fort biais d’interprétation et n’être pas respectueuse de ces jeunes victimes. Ce ne sont pas des « victimes parmi d’autres », mais des victimes exceptionnelles, leurs familles, leurs proches méritent une aide exceptionnelle. Ne les banalisons pas ! Par ailleurs rappelons que le propre d’une tragédie est qu’elle est toujours un « trop tard », c’est cela la temporalité tragique. Le harcèlement en milieu scolaire peut et doit être prévenu sous ses formes les plus quotidiennes, les moins apparentes parfois, et justement les plus banalisées. Ces conséquences n’en sont pas souvent aussi ultimes et terribles mais elles sont très connues : maladies psychosomatiques, abandon scolaire, ou au moins baisse des résultats, perte d’estime de soi, dépression de long terme…
Mesurer « l’augmentation » du harcèlement n’est pas comptabiliser des « cas » mais tenter de connaître si et à quelle fréquence les élèves – et les adultes – sont victimes de ce que je nomme depuis des années des « microviolences répétées » – ce qui n’est pas mésestimer leur gravité, mais plutôt dire leur apparente banalité – lesquelles en se combinant forment le harcèlement : bagarres, insultes, vols, violences symboliques, ostracisme, sexting, body shaming etc… C’est une méthodologie que j’ai beaucoup portée en France – ma première enquête de victimation et climat scolaire date de 1992 – et que j’ai aidé la DEPP à reprendre, ce qu’elle fait relativement régulièrement sur de vastes échantillons randomisés d’élèves. Je m’en réjouis fortement même si je suis beaucoup plus sceptique sur l’usage qui est fait désormais des enquêtes de climat scolaire. Grosso modo, d’après la dernière enquête disponible qui porte sur les chiffres de 2021-2022 en collège on note une quasi-stabilité du nombre de victimes, avec cependant une légère augmentation en sixième. On reste dans une fourchette de 6 à 7% d’élèves multi victimes de manière sévère. Cela correspond aux résultats de mes propres enquêtes un peu plus anciennes. Cependant, si le nombre de victimes reste le même les modes d’agression ont fortement évolué avec les réseaux sociaux, comme avec les jeux en ligne. La rapidité des conséquences du harcèlement est devenue beaucoup plus forte.
Que pensez-vous des propositions du ministre?
Je sais la difficulté de l’exercice pour un ministre, forcé de « faire du nouveau ». Je ne veux pas cracher dans la soupe mais plusieurs réflexions me viennent à l’esprit. Elles ne concernent pas que ce ministre – ou ce gouvernement. L’effet d’annonce après un drame est un aveu d’impuissance mais aussi la reconnaissance d’une culpabilité. L’idée qu’on en a pas fait assez. Cela est vrai, sans aucun doute quelles qu’aient pu être dans la période précédente les trompettes résonnant à la gloire d’un programme « magique » qui, on allait le voir, résoudrait tous les problèmes. Ce nouveau « plan » – au moins le vingtième – est annoncé par le ministre de l’éducation nationale. C’est une première limite. Bien sûr l’Éducation nationale doit prendre toute sa part mais on n’oubliera pas que le harcèlement en milieu scolaire n’est pas que du « harcèlement scolaire » comme on le dit trop souvent. Il peut certes avoir des facteurs scolaires – j’y insiste assez depuis des années avec mes travaux sur le climat scolaire. Mais il a aussi des facteurs extérieurs, parfois dans la famille – par exemple un enfant battu risque plus qu’un autre de devenir agresseur, trouvant la violence normale, parfois dans le quartier et le groupe de pairs. Il est toujours en contexte. C’est donc bien dans l’interministériel sur le plan institutionnel que cela doit se jouer au niveau des politiques publiques.
Mais ce contexte n’est pas que celui de l’établissement, même si une fois encore il y a des facteurs scolaires, liés à la stabilité et à la qualité des équipes éducatives. Il n’est pas que local, lié à un quartier – le harcèlement n’est pas une affaire de « pauvres » en REP ! Il est aussi national et politique. Il n’est pas que lié à une « sensibilisation », certes toujours utile, des élèves. Il n’est pas que l’affaire des élèves. Le rôle des adultes est trop négligé dans leur devoir d’exemplarité. Le harcèlement est une désignation de « l’autre » par des groupes qui font identité contre cet autre. Peut-on vraiment fermer les yeux quant à l’influence sur les enfants et les jeunes des caricatures masculinistes, homophobes et racistes véhiculées par des adultes, des animateurs d’émissions glauques en prime time, des sites identitaires « gaulois » ou des prêcheurs de haine ? Peut-oublier l’importance de l’apprentissage social par imitation que tous les grands pédagogues et psychologies ont mis en avant ?
D’autre part dire qu’on va maintenant pouvoir exclure dès le primaire des enfants « harceleurs » c’est revenir sur les valeurs de l’école inclusive et c’est stigmatiser des élèves qui ont souvent plus besoin d’aide que de rejet ou du réflexe archaïque de la punition. C’est aussi une illusion le « harceleur » n’est pas toujours celui qu’on croit et on oublie que c’est un phénomène de groupe. Ce dont il est question est bien plus la formation véritable à la gestion de crise dans la classe pour les enseignants, la présence au quotidien de véritables personnes-ressources.
Que dire alors des référents harcèlement annoncés par le Ministre ?
Le recrutement massif de personnels dédiés à cette aide est une condition. L’utilisation intelligente du « plus de maître que de classes, supprimés par Blanquer aurait aussi été extrêmement efficace. Mais ce n’est pas suffisant, et peut même être démobilisant : désigner un personnel spécifique pour traiter le harcèlement c’est oublier qu’il faut un vrai travail d’équipe, un vrai collectif et que cela va contre la socialisation des enseignants qui n’aiment pas ce travail d’équipe, ou s’en passeraient bien. De plus, et je me suis personnellement heurté à cette difficulté quand j’ai tenté d’impulser des politiques publiques les fameux « référents harcèlement » deviennent bien trop souvent des personnes dont on charge la barque, et deviennent vite référents « santé », ou « laïcité » par exemple. C’est du temps plein et une formation lourde qui sont nécessaires. C’est aussi ne pas oublier combien les conflits d’équipe, voire le harcèlement entre adultes doivent être pris en compte – dans nos dernières et récentes enquêtes plus de 20% des personnels se disent harcelés moralement par d’autres adultes, eux-mêmes membres du personnel ! Comment voulez-vous qu’ils s’occupent sereinement du harcèlement entre élèves ?
Je ne crois donc absolument pas à un « programme » clef-en-main tel qu’on nous le propose avec PHARE. Il va entraîner et entraîne déjà des espoirs qui ne peuvent qu’être déçus. Non pas qu’il soit inutile mais toutes les métanalyses montrent que les meilleurs programmes, ne traitent au mieux que 20% des cas – et encore ! Il faut du cousu main, mais aidé.
Mais alors, que faire ?
Je viens de donner quelques pistes mais j’insisterai sur mon ras le bol des effets d’annonce. Je ne peux que vous donner de nouveau ce qui était il y a maintenant douze ans ma conclusion pour les assises nationales contre le harcèlement en milieu scolaire, elle n’est hélas que plus urgente. « Le temps de l’action ne pourra se limiter à des effets d’annonce, le sujet est trop grave, l’attente trop forte, l’espoir trop important. J’ai insisté plusieurs fois sur la nécessité d’un consensus. Est-ce impossible ?Devons-nous nous déchirer en France au détriment des victimes ? Sommes-nous capables d’être collectivement responsables ? Le problème n’est pas simplement : quelles mesures prendrons-nous ? Mais comment les inscrirons-nous dans la durée ? Comment ne sombreront-elles pas avec les guerres civiles de la démocratie que sont devenues les élections ? Faudra-t-il tout remettre à l’ouvrage, et, une fois de plus, perdre cette occasion ? En avons-nous le droit ? »
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
Quelques références :
D’Éric Debarbieux
La violence à l’école: approches européennes. Revue française de pédagogie, (123).
Violence à l’école et politiques publiques. Esf Editeur. (co-écrit avec Catherine Blaya)
D’autres chercheurs
Violences à l’école: Allemagne, Angleterre, France: une étude comparative européenne de douze établissements du deuxième degré. De J.Pain, E.Barrier etD. Robin (1996)
Un ouvrage récent sur le cyberharcèlement
Le cyberharcèlement chez les jeunes. Guide pratique pour parents démunis. Bruxelles : Mardaga de Catherine Blaya.