Sihame Chkair et Sylvain Wagnon viennent de publier aux éditions De boeck, les données probantes et l’éducation, un ouvrage qui regroupe les spécialistes francophones de la question pour (enfin !) comprendre les enjeux et les controverses de cette méthodologie de plus en plus présente dans le paysage éducatif. La volonté du conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN) de faire des données probantes le levier des futures réformes éducatives donne un caractère fondamentalement politique à cette méthodologie de recherche. Nous interrogeons Sihame Chkair sur les tenants et aboutissants des usages mais aussi au sujet des mésusages de ces données probantes dans le contexte spécifique de la politique éducative en France.
Les données probantes : de quoi s’agit -il ?
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a défini les données probantes en santé comme des conclusions tirées de recherches et autres connaissances qui peuvent servir de base utile à la prise de décision dans le domaine de la santé publique et des soins de santé. Se référant communément à la terminologie evidence-based medecine, médecine basée sur la preuve, la méthodologie de recherche de données dites probantes, se propose d’évaluer, par des méthodes expérimentales comparatives et rigoureuses statistiquement, les effets de différentes pratiques médicales.
La question se pose donc de savoir si en éducation, comme cela est fait dans le domaine de la santé, il est possible et souhaitable de recourir à une méthodologie qui tout en étant scientifique, et au nom de cette scientificité, se veut un, voire, le levier des possibles réformes éducatives.
Il nous a semblé important de clarifier la définition du terme « probant » en fonction de son contexte d’utilisation : là réside selon nous un premier point de confusion majeur. Car, dans le cadre d’une évaluation expérimentale, les données sont qualifiées de « probantes » lorsqu’elles démontrent une corrélation statistiquement significative dans un contexte spécifique. Cela implique l’utilisation d’un échantillon, d’un horizon temporel et des variables propres à l’expérimentation. En matière de prise de décision politique, l’utilisation de la terminologie « données probantes » peut et prend bien évidemment un autre sens, celui d’une méthodologie de la « preuve » et d’une façon unique de voir les choses. Une certitude toujours délicate du point de vue scientifique !
Justement comment abordez-vous les liens entre données probantes et éducation ?
L’impulsion initiale de l’essor des données probantes en éducation est liée au contexte de new management public et des politiques néolibérales anglo-saxonnes des années 1980. En Europe, comme l’ont bien montré Hugues Draelants et Sonia Revaz, ce paradigme éducatif des données probantes s’est rapidement développé. Au Québec, c’est un sujet de controverses permanent depuis des décennies et la tentative avortée de création d’un institut national d’excellence en éducation (INEE) promouvant les données probantes en est un parfait exemple récent.
En France, si les débuts des recherches dites « interventionnelles » évaluant les bénéfices éventuels d’interventions pédagogiques spécifiques dans les classes datent des années 2000, l’institutionnalisation des données probantes est, quant à elle, bien plus tardive. C’est le rapport du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale d’avril 2021 sur la recherche translationnelle qui souligne leur importance. Ce rapport, important selon nous, interroge sur la façon dont la politique éducative française serait guidée par l’usage des « données probantes ». On perçoit bien ici les risques d’injonction ou tout au moins de difficulté à passer directement d’une recherche scientifique à l’évolution des pratiques pédagogiques. La place des enseignants est à cet égard fondamentale. C’est par eux qu’une évolution est possible, cette évolution ne peut et ne doit pas se faire sans eux. A minima, leurs retours d’expériences et leurs bilans de telles mesures sont plus que nécessaires.
Selon vous c’est donc moins les données probantes qui sont en cause que leurs possibles usages ou, comme vous le dites leurs mésusages ?
Les données probantes apportent des éléments éclairants, pouvant mettre en avant des tendances, des lignes de force. Elles peuvent permettre, comme les autres recherches qualitatives et collaboratives, une meilleure connaissance de l’acte éducatif. Mais elles ne se suffisent pas en tant que tel. Aucune recherche ne peut exclure l’acteur qui incarne cette politique éducative au plus près de son action, les enseignants, afin qu’elle soit efficace et productive. Fonder la décision en éducation uniquement sur des données probantes quantitatives exclut les spécificités des contextes et la perception des pratiques propres aux acteurs qui sont les destinataires des propositions. Dans notre ouvrage nous ne cherchons pas à établir un tableau manichéen des données probantes en les positionnant en tant que recette miracle à ériger ou à les rejeter d’emblée. La question n’est pas ou n’est plus là désormais. La méthodologie des données probantes fait partie du paysage de la recherche en éducation, son impact est réel. L’enjeu réside bien dans l’usage qu’il est fait de telles recherches. Toute recherche scientifique a un sens, des attendus, des finalités, et n’est pas neutre par nature.
En souhaitant sortir des faux débats, vous faites aussi des propositions concernant l’usage des données probantes en éducation ?
En effet, nous recommandons, à notre échelle, de rendre complémentaires, les différentes méthodologiques de recherche. N’oublions pas que l’objectif est de permettre aux enseignants d’améliorer et de transformer leurs enseignements. Il ne s’agit pas de leur imposer des pratiques mais de proposer de les coconstruire avec les résultats de la recherche. Cette condition est nécessaire pour garantir la réussite d’une transformation des pratiques éducatives. Aucune recherche ne peut s’arroger de certitudes, dans le domaine éducatif comme dans tout autre domaine.
Le suivi et l’accompagnement de la recherche auprès des enseignants sont également tout autant nécessaires pour permettre une réelle modification consciente des pratiques éducatives. Du point de vue de la recherche, ce poids et cette influence de l’evidence-based education nécessitent, selon nous, une réflexion renouvelée sur l’idée même de « preuve ».
Interroger constamment la recherche est une évidence, souligner l’importance de la recherche translationnelle et affirmer les visées éducatives, politiques et éthiques d’une politique le sont tout autant. Penser les relations entre données probantes et éducation ouvre donc de multiples perspectives tant du point de vue de la recherche que des pratiques. C’est agir pour l’éducation de demain : quel modèle éducatif et quel projet de société veut-on promouvoir qui articule des finalités auxquelles on adhère, des connaissances qui sont validées scientifiquement par une pluralité de méthodologies de recherches et qui permettent d’engendrer des pratiques démocratiques et émancipatrices.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda