L’Intelligence Artificielle est-elle compatible avec les humanités ? Après l’engouement ou l’effroi des premiers temps, quel regard plus distancié portent des professeur.es de lettres sur l’I.A., en particulier l’I.A. générative telle que la propose ChatGPT ? Au lycée Maximilien-Perret d’Albertville, Françoise Cahen a exploré quelques pratiques possibles en classe. Enseignant de français en Alsace, Nicolas Bannier a lui aussi choisi de confronter ses élèves au désormais célèbre robot conversationnel : « on ne peut pas se cacher la tête dans le sable en faisant sembler d’ignorer que nos élèves s’en servent déjà », notre mission est de développer leur esprit critique sur l’outil pour percevoir ses limites et débattre de ses enjeux éthiques. Au Havre, Ophélie Jomat a conduit ses 6èmes à publier leurs créations poétiques via un bot littéraire… Les humanités permettraient-elles de rendre l’Intelligence Artificielle un peu plus intelligente et un peu moins artificielle ?
Partage de pratiques par Françoise Cahen
Le 29 mars 2023, au séminaire « Enseigner les lettres à l’heure du numérique » de l’académie de Créteil, Françoise Cahen, enseignante à Alfortville, a proposé plusieurs pistes de travail possibles en lettres avec l’IA. Quelques exemples parmi d’autres :
- Chercher les erreurs de ChatGPT : on copie sur un pad les réponses de ChatGPT à des questions en rapport avec le cours, on sensibilise aux risques de recopier des bêtises en devoir maison et on apprend à faire des recherches convenablement.
- Enrichir et corriger un texte argumentatif produit par ChatGPT : poser une question de type dissertation à ChatGPT et copier sa réponse, mettre à la disposition des élèves les documents qui vont leur permettre de corriger et d’enrichir la réponse.
- Confronter de bons extraits de copies d’élèves aux extraits de réponses de ChatGPT : trouver les critères d’un devoir réussi en pointant les qualités et les défauts de l’un et de l’autre
- Visualiser les textes avec Dall-e pour favoriser par exemple la « concrétisation imageante » de portraits de La Bruyère : on fait entrer dans Dall-e les éléments physiques essentiels du portrait, on sélectionnée les meilleures images obtenues en les comparant avec les éléments du texte
- Mener de l’écriture créative : on fait générer la description d’une image fictive par ChatGP, on invente l’artiste qui serait à l’origine de l’œuvre, on génère l’image sur Dall-e
Propositions pédagogiques de François Cahen en lettres avec l’IA
Retour d’expériences par Nicolas Bannier
Comment un professeur de lettres en vient-il à s’intéresser à un logiciel d’Intelligence Artificielle générative comme ChatGPT ?
Comme beaucoup, j’ai été fasciné par mes premiers essais avec ChatGPT ; et pourtant je suivais depuis quelques années le développement de ces applications capables de générer des textes grâce à l’intelligence artificielle (j’en avais même expérimenté en classe), mais j’ai été frappé par le saut de qualité réalisé par ChatGPT, qui plus est pour un outil ouvert au grand public et si simple d’utilisation. L’application parvenait à produire du texte à une vitesse étonnante, un texte souvent difficile à distinguer d’un texte qui aurait été écrit par un humain. ChatGPT peut ainsi écrire des essais, composer de la poésie, répondre à des questions et même écrire du code informatique, et tout cela en quelques secondes.
Avec le recul, ma fascination initiale s’explique aisément par le fonctionnement même de ChatGPT : il ne s’agit pas seulement d’un large modèle de langage : OpenAI (l’entreprise à l’origine de ChatGPT) a ajouté à une couche d’apprentissage non supervisé, une mise au point supervisée et un modèle conversationnel. Le résultat donne l’illusion d’une conversation avec la machine. De plus, ChatGPT n’est pas relié au web : il se contente essentiellement de paraphraser du matériel trouvé sur le web, sans le citer mot pour mot, de telle sorte que l’utilisateur a l’impression d’avoir une conversation avec quelqu’un qui s’exprime avec ses propres mots, qui exprime ses propres idées : cela crée l’illusion que ChatGPT comprend ce qu’il écrit. Ce n’est bien évidemment pas le cas.
Enfin, comme tout le monde, j’ai des anecdotes sur les hallucinations produites par ChatGPT. Je me souviens d’avoir vérifié sur le web si je parvenais à trouver une citation de Baudelaire qu’il avait forgée avec beaucoup de conviction mais qui me semblait douteuse. En effet, l’application est entrainée pour produire un texte plausible : le texte peut être très persuasif ; mais elle n’est pas entrainée pour dire des choses vraies, ce n’est pas son but (même si elle y parvient en général).
Quel regard portez-vous sur les réactions qu’a suscitées l’arrivée de ChatGPT dans le monde éducatif ?
L’emballement médiatique qui a suivi la sortie de ChatGPT a vite concerné le monde de l’éducation. On a vu apparaitre des positions diamétralement opposées : j’ai pu lire des réactions terrifiées par l’idée que le plagiat devenait quasiment indétectable, d’autres qui envisageaient une remise en compte complète de l’enseignement.
J’évacuerais rapidement la question de l’interdiction, et celle du plagiat, d’une part parce que les parades, si elles existent, risquent d’être pires que le mal ; et d’autre part parce que cela fait un moment que de telles questions sont abordées en salle des profs, à propos de différents outils : les correcteurs d’orthographe, Wikipedia, les traducteurs automatiques, et que les enseignants savent toujours trouver des moyens de modifier certaines de leurs pratiques pour éviter ces risques. Et puis, je me méfie toujours de ces modes technologiques successives qui, tous les 4 ou 5 ans, engendrent de nouvelles prédictions du même type : rappelons-nous quand on nous disait que les élèves n’auraient plus à apprendre des faits à l’école parce qu’ils pourraient les trouver sur Google…
Il est cependant indéniable que ChatGPT (et les autres outils du même type) va avoir une influence sur le monde de l’éducation et qu’on ne peut pas se cacher la tête dans le sable en faisant sembler d’ignorer que nos élèves s’en servent déjà.
L’irresponsabilité de l’entreprise OpenAI me semble pour cette raison particulièrement choquante. Du jour au lendemain, elle a placé dans les poches de tous les élèves un tel outil sans jamais avoir pris le temps de consulter des institutions, des enseignants, les élèves eux-mêmes ; elle a ainsi obligé les enseignants, qui subissent une charge de travail déjà énorme, à remettre en question, parfois en profondeur, leurs pratiques en plein milieu de l’année.
Quel travail éducatif incombe alors à l’enseignant·e en la matière ?
Désormais, ChatGPT est là, et on doit faire avec. Selon moi, cela implique qu’il faille l’enseigner aux élèves. Qu’est-ce que j’entends par là ? Il me semble qu’il faut en expliquer le fonctionnement et les limites aux élèves, en discuter les implications éthiques et pour l’apprentissage, enseigner son utilisation.
Je ne suis cependant pas certain qu’il faille enseigner aux élèves à communiquer avec l’application pour obtenir le résultat désiré. Peut-être que cette compétence deviendra importante dans le futur, mais il ne me semble pas qu’on y soit déjà. Il est nettement plus important qu’ils sachent communiquer à l’écrit et à l’oral, qu’ils connaissent les outils de la rhétorique, du style, de la grammaire, qu’ils apprennent à raisonner, argumenter, faire une recherche… et je crains sincèrement que ChatGPT ne vienne fortement perturber leurs apprentissages (du moins pour une part des élèves), si on ne les éduque pas à son utilisation.
Il est donc absolument nécessaire d’enseigner aux élèves à faire preuve d’esprit critique vis-à-vis de cet outil. Dans un article publié sur le site « Éducation, numérique et recherche », Elie Allouche écrit à ce sujet : « Les réponses fournies doivent donc être traitées avec la plus grande vigilance en raison même de la performance technologique affichée – la simulation d’une conversation humaine – et du risque d’argument d’autorité que peuvent constituer les affirmations sur les données massives mobilisées, sans vérification systématique de leur véracité ». Les élèves doivent donc savoir qu’il faut non seulement se méfier des réponses produites par ChatGPT, mais ils doivent avoir les connaissances suffisantes pour vérifier si les réponses fournies sont justes ou fausses.
Pour qu’un tel enseignement soit possible, il me semble important que les enseignants explorent ces technologies, pour voir quels en sont les potentiels et les limites, et il est passionnant d’observer la communauté enseignante découvrir l’outil, échanger tâtonnements, anecdotes et premières pratiques en classe. L’inventivité des enseignants pour tirer parti de cet outil est impressionnante !
Qu’est-ce qu’un.e professeur.e de français peut faire concrètement de ChatGPT ?
Colin de la Higuera liste quatre opportunités de ChatGPT pour l’école : le besoin de reformulation, le développement du sens critique, la peur de la feuille blanche, la recherche d’informations fiables. Celle qui me semble actuellement la plus utile est la capacité de ChatGPT à reformuler du texte, et cette reformulation peut prendre des formes très diverses.
Par exemple, actuellement, je m’en sers souvent pour lui demander de produire des questions de QCM et des flashcards à partir de mes cours de littérature : les élèves de 1ère profitent ainsi d’un matériel de révision efficace que je peux produire en quelques minutes. ChatGPT réalise plutôt bien ce genre de travaux, produisant non seulement des questions assez pertinentes, mais également des leurres. Cette tâche ne présenterait bien sûr aucune difficulté pour l’enseignant, si ce n’est le temps qu’il lui faut pour la réaliser. Ici, l’IA devient un outil commode qui épargne une charge de travail déjà bien lourde.
Autre exemple d’utilisation des capacités de reformulation de ChatGPT : en classe de 2de, je m’en suis servi pour générer plusieurs exemples de contractions d’un même texte. Je disposais ainsi de plusieurs résumés, plus ou moins bons, que les élèves ont examinés et critiqués avant de les réécrire et de les améliorer eux-mêmes. De façon générale, les textes générés par ChatGPT sont souvent plats : mais ils fournissent un bon matériel pour les faire critiquer et réécrire d’une façon plus détaillée, plus créative, plus correcte…
Vous avez aussi utilisé l’outil autour de la poésie : de quelle façon ?
Un autre exercice instructif, avec la même classe, a effectivement été d’essayer de faire réécrire à ChatGPT un sonnet de Ronsard inspiré de Botticelli : quelles consignes fallait-il donner ? Quelle conversation avoir pour réussir à lui faire écrire le poème le plus proche possible du texte de Ronsard ? Pour tenter d’y parvenir, il faut lire attentivement le texte de Ronsard, non seulement pour en percevoir le sens littéral, mais également pour essayer de reproduire des caractéristiques de son écriture poétique. L’activité permet non seulement une entrée dans le texte, mais également de voir les limites de l’outil.
Voici un sonnet produit par l’IA : « Au matin, quand ma belle s’éveille, / Elle surpasse Vénus en merveille. / Sa grâce naturelle, sans artifice, / Est plus belle que la nature ne le prédit. / Son corps nu n’a besoin de la mer / Pour briller de mille feux. Son âme sincère, / C’est qui donne cette beauté / Qui éclipse la déesse de l’amour en toute simplicité. / Reine de mon cœur, mon trésor, / Elle suscite un amour éternel, plus fort, / Contemplation de son image, esprit égayé, / Jamais vu plus belle créature, à jamais émerveillé. / Vénus, tu es belle, mais ma belle est plus belle. / Elle a tout ce que tu n’as pas, mon âme en étincelles. »
Les limites sont d’ailleurs un outil particulièrement intéressant à exploiter : les erreurs de ChatGPT permettent à la fois de mobiliser les connaissances des élèves, voire leur compétence à rechercher une information, et, dans le même temps, elles les invitent à adopter une posture critique vis-à-vis de l’outil.
Par exemple, toujours en classe de 2de, j’ai fait reformuler à ChatGPT un poème de Maurice Scève. Consigne : « Réécris ce discours poétique en une prose plus simple ». Début du poème de Scève : « Ainsi voyant ma totale ruine / Délibérai du tout de m’absenter / De sa présence, aussi de m’exempter / De peine, ennui, cure et sollicitude… » Reformulation de ChatGPT « J’ai décidé de m’éloigner de tout, pour m’éviter de la peine, de l’ennui, de la souffrance … » On est ainsi entré dans la lecture du poème en se demandant si ChatGPT avait fait du bon travail. Et la reformulation par l’IA du texte de Scève était étonnamment fidèle ! Ainsi, les élèves disposaient d’une paraphrase qui leur permettait de rentrer dans le sens littéral du texte tout en faisant voir, en contrepoint, les qualités poétiques du texte étudié. De plus, une lecture plus critique de cette réécriture laissait voir ce que ChatGPT avait laissé de côté : dans notre cas, tout ce qui était associé à une tonalité mélancolique et morbide. Plus aucune référence à la mort ! Était-ce lié à l’entrainement spécifique de ChatGPT qui lui fait éviter cette thématique ? L’activité donna donc à la fois l’occasion d’un travail sur le texte littéraire, son sens, les moyens linguistiques utilisés pour créer des effets, mais également de réfléchir à l’utilisation de ChatGPT, à ses limites et à ses biais.
Au final, quel jugement portez-vous sur l’outil ?
À l’heure où OpenAI annonce une nouvelle version de son modèle de langage, et multiplie les partenariats avec de grandes entreprises du domaine du numérique (Microsoft) et du numérique éducatif (Duolingo, Khan Academy), j’évoquerai les problèmes éthiques liés à l’utilisation de ChatGPT. L’entreprise OpenAI est réputée pour son opacité et ChatGPT demeure une boite noire dont le fonctionnement précis et donc les biais éventuels ne peuvent actuellement être étudiés. Par ailleurs, l’utiliser, c’est alimenter un produit commercial qui se nourrit de toutes les données, personnelles et langagières, qu’on lui fournit. Cependant, j’ai bon espoir que des modèles plus ouverts et plus éthiques feront bientôt leur apparition et que l’expérience acquise avec ChatGPT pourra alors servir.
Article de Colin de la Higuera
Projet d’écriture par Ophélie Jomat
Au collège des Acacias au Havre, Ophélie Jomat a conduit ses 6èmes à réécrire un poème d’Andrée Chedid et à publier leurs productions via un bot littéraire sur Twitter. Après les premières explorations du texte, chaque élève choisit un passage, effectue sur un digidoc des changements par substitution ou par déplacement, vidéoprojette et commente ses choix, entre sa proposition dans un tableur collaboratif en ligne avant que ne soient créés un bot et un compte Twitter.
Selon l’enseignante, le dispositif « permet de renouveler la lecture d’une même structure en piochant aléatoirement dans un ensemble de variables ». Les élèves « parviennent à créer un univers poétique singulier se basant sur une écriture de la variation, certes aléatoire, mais explicitée et réfléchie en amont, par un travail sur le sens et sur la langue. Leur travail de création poétique soutient dès lors leur propre interprétation du texte et leur propre sensibilité au monde qui les entoure. » Le projet a été présenté au Rendez-vous des Lettres qui s’est tenu les 3-4 avril sur le theme « Lire, voir, créer en classe de français : l’interprétation
en tous sens ».
Sur le site de l’académie de Normandie
Le bot dans Le Café pédagogique
Dossier réalisé par Jean-Michel Le Baut
Un guide de l’enseignant par Andrew Herft et Alexandre Gagné
Un webinaire avec Hugues Labarthe