Comment filmer le travail de l’écriture, le processus menant à la création littéraire ? Pour qui cherche a fortiori à percer le secret de la vraie (et courte) vie d’Emily Brontë, poétesse anglaise et auteure d’un seul roman, ‘Les Hauts de Hurlevent’, objet de scandale à sa publication sous un pseudonyme masculin en 1847, source incessante depuis de fascination pour des générations de lecteurs du monde entier et de multiples adaptations cinématographiques ?
Comédienne d’expérience des plateaux et de la scène, la réalisatrice (et scénariste) Frances O’Connor relève le défi sans trembler. Avec « Emily », son premier long métrage, fruit d’une attirance de longue date, elle porte une folle ambition : inventer une ‘vie imaginaire’ à la plus célèbre et la plus mystérieuse des sœurs Brontë en conjuguant quelques éléments biographiques connus aux affects profonds de la jeune rebelle au diapason avec les paysages tempétueux du Yorkshire et bataillant sans repos pour sa liberté d’aimer, de penser et de créer jusqu’à en consumer ses forces vives. Reléguant à l’arrière-plan les deux autres écrivaines de la famille, Charlotte et Anne, privilégiant des ‘amours maudits’, exaltant la solitude hantée de fantômes, l’imaginaire gorgé d’histoires chez sa fantastique héroïne, « Emily » figure, à travers le souffle et les audaces de la mise en scène, le portrait frontal aux résonances contemporaines d’une artiste à la lucidité extrême emportée par des exigences violentes, insensées, d’indépendance créatrice.
Libre variation sur la vie et l’inspiration d’Emily
Première séquence sombre et tragique à l’intérieur d’une maison étroite, une pâle jeune femme (Emily, interprétée avec maestria par Emma Mackey) s’effondre sous nos yeux. Allongée sur un lit, son beau profil se dessine puis la caméra pivote et surplombe son visage envahissant le plan. A Charlotte son aînée attristée (Alexandra Dowling) qui la questionne in extremis ( Emily est mourante) sur les sources d’un roman rempli de passions et de tourments, l’auteure remonte dans le temps. Ainsi nous entrons dans la fiction constituée par un long flash back dont Emily occupe constamment le premier plan, Charlotte et Anne (Amelia Getting), camarades d’enfance, de jeu et partageant avec leur frère fantasque, pratiquant la peinture, Branwell (Fionn Whitehead) l’attirance pour la littérature et l’écriture, un rapprochement renforcé par la mort de la mère Maria en 1820 bientôt suivie par celles des deux grandes sœurs.
Concentrée dans quelques lieux du Yorkshire de l’Ouest, le village de Haworth, le presbytère (où le père est pasteur), la maison familiale et les vastes étendues de lande battues par le vent et la pluie alentour, le récit se focalise sur le quotidien d’une étrange fille née en 1818, quelque temps avant les disparitions précoces endeuillant la famille. D’emblée, Frances O’Connor restreint le champ offert à Charlotte et Anne aux rôles d’accompagnatrices, tantôt joyeuses, tantôt sérieuses, souvent inquiètes, face la grande et intrépide aventurière de l’absolu, Emily. Nous la voyons à l’extérieur, parfois en bande, le plus souvent dans la jouissance d’une solitude en harmonie avec la nature, vagabondant sur la lande par tous les temps, s’exposant aux souffles du vent changeant, aux tempêtes, aux orages, traversant des eaux glacées, se couchant dans l’herbe sous une pluie battante.
Deux coups de force majeurs marquent le récit imaginé par la réalisatrice-scénariste et font vivre à Emily deux relations amoureuses, impensables à l’époque. Celle avec le vicaire de la paroisse Weightman (Oliver Jackson-Cohen) –à laquelle ce dernier met brutalement fin en se heurtant à la révolte de l’amante blessée dont il réprime in fine les baisers en public- et la complicité fusionnelle et incestueuse avec son frère Branwell, jumeau en liberté de penser-une fraternité tourmentée par l’alcoolisme, la toxicomanie avec celui sombre dans la folie avant de mourir prématurément. Des amours interdites chez des amants maudits à l’instar des protagonistes de ‘Les Hauts de Hurlevent’ poursuivis par la malédiction sur deux générations.
Ainsi, dans un autre registre, à la lisière du fantastique, sommes-nous frappés par une séance de spiritisme au cours de laquelle Emily, le visage recouvert d’un masque mortuaire, déclenche un vent de panique chez les personnes réunies autour de la table en se levant et se mettant à courir comme si une meute d’êtres inconnus (et bruyants) étaient à ses trousses dans la nuit. Comme les fantômes tourmentent et hantent les vivants dans ‘Hurlevent’.
Enfin, d’une manière fugace, comme au terme d’un combat au corps-à-corps- avec les mots et les forces invisibles qui les engendrent, nous apercevons à sa table de travail Emily se mettant à écrire le fameux manuscrit avec une frénésie guère compatible a priori avec la vision ordinaire de la création littéraire, résultat d’un long travail d’élaboration.
Un choix de représentation en fait révélateur de la démarche de la cinéaste : transformer l’ensemble de la fiction en matière en fusion du roman en train de s’écrire, puisqu’aussi bien l’écrivaine le porte dans son esprit et son coeur, la flamme en traversant son corps jusqu’à le consumer.
Souffle de la mise en scène, matière de la création
Dans « Emily », les éléments naturels, les intérieurs ne fonctionnent pas comme cadres et décors. Ils sont parties- prenantes du processus de création en germe chez l’héroïne. Le déchaînement de la nature sur la lande de bruyère, le souffle du vent de la rafale à la tempête ou la brise, de la pluie fine à l’averse torrentielle, déferlante ou passagère, associée aux grondements de tonnerre. Mais aussi les cieux en mouvement, d’une clarté blafarde le plus souvent, le soleil presque toujours absent ou voilé, des nuages assombrissant une lumière traversée d’éclaircies passagère. Autant de variations lumineuses aux infinies ressources (direction de la photographie hors pair : Nanu Segal) contrastant avec les intérieurs découpés aux lignes droites, peu éclairés, quelques boiseries marron réchauffées par la lueur de rares bougies, des ténèbres et des clairs-obscurs à connotation picturale. Autant d’espaces dans leurs ambivalences, la lande comme espace de liberté et limite du périmètre de ‘vagabondage’ d’Emily la farouche solitaire ; la maison comme cocon de protection et d’enfermement d’une exaltée intérieure vouée à la poésie et à la création en lutte contre le carcan social et religieux ; la maison et ses zones d’ombre comme lieu de surgissement des revenants, des êtres aimés disparus, des créatures tourmentées sorties de l’imagination de l’écrivaine.
Ainsi les ‘effets spéciaux ‘ de cette fiction fantastique proviennent-ils de l’interaction entre les éléments extérieurs, des paysages aux lieux clos, et leurs métamorphoses, avec les affects et les déchirures intimes chez cette héroïne hypersensible et hors du commun, capable de capter par l’écriture les pulsations secrètes des âmes les plus tourmentées.
Par l’amplitude de la mise en scène, modulée par la partition originale de Abel Korzeniowski, des plans d’ensemble panoramiques propres à l’épopée, jalonnée de quelques ralentis empreints d’allégresse fugitive, jusqu’aux gros plans (étrange regard-caméra de l’œil d’Emily, par deux fois surgissant en inserts comme des éclats de conscience face à la dureté du combat mené), le film de Frances O’Connor d’une grande invention formelle et d’une rare beauté fait émerger le souffle créatif de la jeune poétesse et la force subversive de son unique chef d’œuvre tout en conférant une modernité étonnante à cette évocation anticonformiste d’une jeune femme solitaire et libre, habitée par une violente flamme artistique au point de payer de sa vie le prix de son émancipation par la création.
‘Elle possède le plus singulier des pouvoirs : celui de libérer la vie de sa dépendance à l’égard des faits’ affirme Virginia Woolf en 1916 à la lecture du roman d’Emily Brontë. Avec le cinéma, Frances O’Connor nous donne à voir une œuvre à la mesure de pareil modèle littéraire.
Samra Bonvoisin
« Emily », film de Frances O’Connor-sortie le 15 mars 23
Festival du film britannique de Dinard, Hitchcock d’or, prix de la meilleure interprétation pour Emma Mackey & prix du public, 22 ; festival international du film de Stockolm, prix de la meilleure réalisation, 22 ; festival international du film de Toronto, sélection, 22