À la radio puis au Sénat, le Ministre a commencé à dévoiler les différents leviers sur lesquels il compte s’appuyer pour une meilleure mixité scolaire et sociale. Etienne Butzbach, qui coordonne depuis 2015 le réseau mixité sociale à l’école pour le CNESCO, et Choukri Ben Ayed, professeur de sociologie spécialiste des questions de mixité, lui ont transféré leurs propositions. Ces propositions, qu’ils livrent en primeur au Café pédagogique s’appuient sur les rencontres nationales « Mixité à l’école : des moyens pour agir » qu’ils ont organisé en février 2022. Selon eux, la mixité a besoin d’une politique publique forte et non d’une juxtaposition de dispositifs qui peuvent réussir à court terme et sur un territoire restreint. Autrement dit, il s’agit de « sortir du modèle volontariste localisé à un modèle national unifié et si nécessaire contraignant comme cela est le cas pour d’autres politiques éducatives » explique Choukri Ben Ayed.
Quel était l’objectif de ces rencontres ?
Etienne Butzbach : Elles avaient pour objectif de faire un point d’étape des politiques de mixité menées dans certains territoires pour en tirer les leçons et élaborer des recommandations qui pourraient nourrir la relance d’une impulsion nationale, en panne depuis 2017. Organisées par le réseau mixité à l’école pour le Cnesco avec le soutien du département de Haute Garonne, du rectorat de Toulouse et de l’IFÉ – Institut français de l’éducation, et le laboratoire GRESCO de l’Université de Limoges, elles ont réuni plus de 150 participants, responsables de collectivités et d’académies, de parents, d’associations, de professionnels de l’éducation et chercheurs, tous impliqués dans cette démarche. Elles ont également permis de travailler sur l’articulation entre politique de mixité sociale à l’école, éducation prioritaire, cités éducatives et rénovation urbaine. Les actes qui viennent d’être publiés devraient être un précieux appui pour tous ceux qui veulent s’engager dans ce processus.
Pour beaucoup le mixité sociale et scolaire est difficile à mettre en œuvre du fait d’un manque de mixité urbaine, résidentielle. Qu’en est-il ?
Choukri Ben Ayed : On ne peut occulter que, dans le cadre d’espaces urbains très ségrégués mais surtout très enclavés, la tâche soit complexe. Mais cette situation en France est plutôt l’exception que la norme. C’est pourquoi il ne faut pas attendre de remédier à cette ségrégation urbaine, qui prendra du temps pour autant que la volonté politique soit là, pour intervenir sur les facteurs de ségrégation scolaire qui sont pour partie la conséquence de la propre intervention de l’institution scolaire, comme le démontrent de nombreux travaux de recherche.
Le cas de Toulouse avec la fermeture des deux collèges du Mirail et la reconstruction des deux établissements à la lisière du quartier bénéficiant ainsi d’une diversification de son recrutement montre qu’en la matière il n’y a pas de fatalité. Il s’agit bien sûr d’une modalité particulière n’ayant pas vocation à une transférabilité systématique en l’état. L’école peut aussi bénéficier des plans de rénovation urbaine menés par l’ANRU qui ouvrent de nouvelles perspectives de réaménagement des implantation scolaires pour plus de mixité sociale.
Faire de la mixité scolaire un enjeu national de politique publique est une bonne chose selon vous mais est-ce suffisant ?
Choukri Ben Ayed : Je pense cette impulsion nationale doit prendre la forme d’une politique publique nationale structurée tenant compte des acquis du terrain et de la recherche depuis 2015. Pour l’heure le niveau local est plus volontariste que le niveau national ayant inscrit des actions dans la durée et en attente de soutiens nationaux plus affirmés lorsqu’ils ne sont pas inexistants.
Quels sont les acteurs à « enrôler » ?
Etienne Butzbach : L’enrôlement des familles et des personnels de l’éducation nationale est un facteur décisif de la réussite du projet. Il ne faut pas cesser de dialoguer avec les familles pour lever les obstacles à leur adhésion en prenant en compte leurs réticences, en apportant des solutions aux problèmes de transports, de restauration, d’accompagnement. Il est important également de leur faciliter l’accès aux établissements et aux équipes éducatives en répondant également à leurs attentes en matière de qualité d’enseignement et de climat scolaire. Les associations d’éducation populaire, complémentaires de l’école peuvent jouer un rôle utile dans cette mobilisation. L’enrôlement des enseignants est tout aussi important. Ils ont un rôle essentiel à jouer afin de faire de cette mixité une réelle opportunité pédagogique. Il faut donc leur donner les moyens de faire face à la diversité et l’hétérogénéité des élèves.
Mais comment dans ce contexte vaincre la peur des enseignants de voir des élèves défavorisés arriver dans leur établissement ?
Etienne Butzbach : Il faut prendre très au sérieux les difficultés, voire la souffrance de des enseignants face à des élèves qui peinent à réussir. Cela pose le problème d’un véritable accompagnement de la mise en œuvre de ces politiques de mixité sociale dans les établissements. Des résultats tout à fait intéressants ont été obtenus à Toulouse ou au collège Berlioz à Paris par exemple, car des mesures significatives ont été prises pour accompagner et mobiliser la communauté enseignante. La création d’options « attractives » est un levier insuffisant et ne doit pas créer de ségrégation intra-établissement.
C’est un ensemble de mesures qui doivent être prises concomitamment comme cela a été fait à Toulouse : réduction des effectifs de 6ème à 25 élèves par classe dans des collèges non Rep inscrits dans la démarche de mixité, création de postes de maitres mixité sociale assurant la liaison entre le CM2 et la sixième, référents mixité pour repenser l’aide au travail personnel, journées de formation inter-degrés, etc. Le rôle des personnels de direction et d’inspection est également très important. Nous insistons beaucoup sur ce point car la qualité de l’offre éducative qui est de la responsabilité de l’Éducation nationale est un élément essentiel de ces politiques de mixité, que ce soit pour convaincre les parents de ne pas éviter leur collège de secteur, mais aussi pour faire de cette mixité un levier pour la réussite de tous les élèves.
Est-ce que certaines expérimentations donnent des résultats ?
Etienne Butzbach : Toulouse, Paris, Nîmes, Strasbourg, Nancy les exemples ne manquent pas qui montrent que quand il y a une volonté politique partagée par les collectivités et l’Éducation nationale des résultats probants peuvent être obtenus. Mais ces exemples sont encore trop isolés, et l’insuffisance de portage et d’accompagnement et d’animation par une politique nationale pèse sur les fortunes diverses que vivent ces expérimentations, qui sont trop dépendantes du bon vouloir des responsables locaux. En l’absence des garanties que pourraient offrir des engagements pris dans le cadre d’un conventionnement pluriannuel, le turn over des décideurs peut être préjudiciable à la pérennisation nécessaire de cette politique publique complexe. L’expérience montre que, pour réussir, cette politique doit se construire dans la durée. Elle doit aussi se concevoir dans des périmètres suffisamment larges pour ne pas être contrainte par une trop forte absence de mixité résidentielle. Elle doit englober les écoles, les collèges mais aussi les lycées, car les comportements d’évitement sont souvent dictés par une véritable stratégie des familles anticipant le parcours désiré pour leur enfant.
Si le cœur du pilotage est le binôme département – ou métropole lorsque comme à Lyon celle-ci a la compétence collège -, il est essentiel que soient associées les communes, en charge de la sectorisation des écoles, et la région des lycées. Il n’y a pas de modèle unique. La politique de mixité doit pouvoir actionner une multitude de leviers qui peuvent être de la resectorisation, la fusion d’établissements, la montée alternée, etc., mais aussi les leviers d’offre éducative évoqués précédemment. Nous sommes plus interrogatifs sur l’efficacité du choix régulé dans des secteurs multi collèges, dispositif qui n’a pas fait la preuve de son efficacité.
Le choix de tel ou tel levier ne peut se faire qu’en réponse à la situation spécifique de chaque territoire, sur la base d’un diagnostic partagé et la mise en place d’Observatoires en lien avec la recherche, qui permettront de suivre dans le temps les effets de cette politique et de l’adapter si nécessaire.
Enfin, les modalités de concertation sont décisives pour la réussite ou l’échec de ces politiques. Cette concertation ne peut se limiter aux phases de diagnostic et de définition des plans d’action mais doit se poursuivre tout au long de la mise en œuvre Elle requiert une ingénierie ad hoc et impose que des moyens soient pris notamment par les collectivités pour la conduire dans de bonnes conditions.
Des « conseils » à donner au ministre à la suite des annonces qu’il vient de faire ?
Choukri Ben Ayed : À mon sens les chercheurs n’ont pas à prodiguer de conseils au ministre mais ont davantage vocation à travailler en commun à la construction d’une politique publique au bénéfice des élèves. Cela n’empêche pas néanmoins de formuler quelques remarques et appréciations quant aux annonces récentes. Dans celles-ci on voit apparaitre la distinction, théorisée par Anne Barrère, entre « dispositifs » et politique éducative. Ce qui nous est proposé ce sont des « dispositifs » autrement dit des mesures de moyenne portée circonscrites dans le temps et dans l’espace mais sans un cadre unifiant et structurant.
S’agissant par exemple d’Affelnet pour les lycées voire les collèges nous sommes là face à une conception algorithmique, par un tropisme parisien difficilement transposable dans d’autres territoires à faible densité scolaire. Par ailleurs l’approche par les seuls dispositifs occulte les enjeux de mise en œuvre d’une politique de mixité sociale : quels partenariats, quelles instances locales de concertation, quelle place et responsabilité du ministère dans cette mise en œuvre ?
Prenons un exemple simple, qui ressort très nettement des terrains que nous avons pu rassembler lors des rencontres. Les collectivités, dès lors qu’elles resectorisent ou négocient localement avec l’Éducation nationale la réduction du nombre d’élèves par classe ou le redéploiement des moyens REP, sont demandeuses de signatures de conventions d’engagements réciproques avec les Recteurs. Or ces derniers sont dans l’impossibilité de le faire faute du feu vert du ministre et en l’absence d’un cadre juridique précis. En effet l’inscription dans la loi de 2013 de l’objectif de mixité sociale était nécessaire. Cependant le décret d’octobre 2014 et de la circulaire d’application de 2015 apparaissent à présent obsolètes.
C’est sur ce type de point que la responsabilité du ministère est engagée et pas uniquement sur le mode d’un appel au volontarisme des collectivités locales. Ces observations rejoignent l’appel que j’avais lancé il y a quelques années d’un « acte II de la politique de mixité sociale en France ». Forts des enseignements remontant du terrain depuis 2015 nous pouvons en effet à présent clairement identifier quels seraient les leviers d’une évolution significative du cadre législatif et réglementaire pour promouvoir une véritable politique de mixité sociale de portée nationale. Il est important de tenir compte des grandes avancées en la matière. Cependant cela supposerait un changement profond de paradigme : inscrire dans le marbre qu’au-delà d’un certain seuil de ségrégation scolaire l’État et les collectivités ont obligation d’agir, de mettre en œuvre des dispositifs de concertation et de conventionnement. Autrement dit sortir du modèle volontariste localisé à un modèle national unifié et si nécessaire contraignant comme cela est le cas pour d’autres politiques éducatives.
L’enjeu est essentiel, il est à présent bien acquis que la non-mixité constitue une rupture d’égalité entre les élèves contraire aux principes élémentaires d’une école qui veut toujours se dire républicaine. Mais pour cela l’État doit s’en donner les moyens en passant de « dispositifs » juxtaposés et soumis aux aléas des volontarismes locaux à une obligation républicaine sur tout le territoire d’agir en faveur de la mixité. Les annonces du ministre sont un premier pas mais qui doivent aboutir à terme à cette nouvelle construction institutionnelle ambitieuse et d’ampleur.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
[/vc_column_text][/vc_column][/vc_row]