Dans un article publié sur le blog de Mediapart « Reconstruire la formation des professeurs et reconstruire la recherche en éducation », Gérard Sensevy, professeur de sciences de l’éducation, Yves Chevallard, mathématicien et Loïs Lefeuvre, docteur en sciences de l’éducation proposent des pistes de réflexion autour de la formation des enseignants et enseignantes. Membres du collectif Didactiques pour Enseigner, ils introduisent aussi l’idée d’une sorte de l’INSERM de l’éducation. Gérard Sensevy, répond aux questions du café pédagogique.
Vous évoquez une professionnalisation dès la licence. De quoi s’agit-il ?
L’idée est simple. Il s’agit, pour reprendre les termes d’un récent communiqué du réseau des INSPÉ, de « construire un véritable continuum qui devra s’entendre de la première année de licence à la troisième année après la titularisation… » Ce continuum devra « concerner les enseignants du premier comme du second degré́, ainsi que les CPE. »
Pour construire ce continuum, il faut développer une coopération fructueuse entre les instituts de formation et les équipes de l’Éducation nationale sur le terrain. L’essentiel est de permettre aux étudiants de construire peu à peu une meilleure connaissance et une meilleure compréhension du métier, c’est-à-dire de la manière dont on enseigne dans la classe, d’abord, et des établissements et de l’institution scolaire ensuite.
On pourrait ainsi viser, dans un intense développement de ce qui se fait ici ou là, l’élaboration de stages denses dans lesquels les étudiants seraient intégrés dans des collectifs de professeurs pour le premier degré, des collectifs de professeurs et de CPE pour le second degré, eux-mêmes engagés dans un travail sur la profession. Ainsi, très tôt, les futurs professeurs pourraient progressivement comprendre, en particulier, comment ce qu’ils apprennent à l’université peut être transmis aux élèves, de manière exigeante et authentique, dans un souci d’enseignabilité des savoirs, comme je vais le reprendre dans certaines de vos autres questions.
Des enseignants recrutés à bac+3, n’est-ce pas disqualifier leur niveau d’expertise ?
C’est exactement le contraire ! Le niveau de diplôme requis pour l’exercice du métier est bien celui d’un master, mais tout dépend de la nature de ce master, qui doit être réellement exigeant. Qu’est-ce à dire ?
Nous pensons que c’est une nécessité, d’en savoir le plus possible sur ce qu’on enseigne, pour connaître et comprendre ce qu’on enseigne le plus profondément possible. Connaître et comprendre le plus profondément possible, par exemple, l’addition des nombres entiers, un objet technique, les sonnets de Baudelaire, le principe d’inertie, la guerre de 1914-1918, et connaître et comprendre le plus profondément possible la culture qui les habite et à laquelle ils donnent forme, c’est une nécessité absolue de leur enseignement. Mais ce n’est pas suffisant. Pour chaque savoir qu’il tente de transmettre, le professeur doit avoir, pour reprendre une expression de Denis Kambouchner, « le souci permanent de sa communicabilité maximale ».
On peut échouer à enseigner parce qu’on n’en sait pas assez, et c’est malheureusement fréquent. Mais on peut échouer aussi, même en sachant bien et beaucoup, parce qu’on ne sait pas transmettre ce qu’on sait. Il n’est pas impossible, bien entendu, de ne pas savoir transmettre le peu qu’on sait…
La véritable exigence, c’est celle qui concerne ce qui est vraiment enseigné par les professeurs et appris par les élèves, tous les élèves, chaque élève. Il faut noter que ce souci permanent de communicabilité des savoirs, comme je viens de l’expliciter, doit être construit dès la première année de licence.
C’est dans cette perspective générale que nous proposons un concours à l’entrée de l’institut de formation. La formation initiale, au sein de l’institut, consisterait alors à continuer l’étude des savoirs – à la fois pour eux-mêmes, et pour la culture qu’ils incarnent chez celles et ceux qui les ont produits et qui en usent, puisque cette étude ne doit jamais s’interrompre – et dans leur enseignabilité, dans le travail de la mise en œuvre concrète de situations fondées par ces savoirs. C’est de cela dont le professeur doit devenir un grand connaisseur pratique : comprendre profondément les savoirs qu’il enseigne, et les avoir compris si profondément qu’il est capable d’en transmettre leur essence culturelle, en honorant l’intelligence des élèves, et leur capacité d’enquête, dans la longue durée des dispositifs au sein desquels ils travaillent.
Si l’on en vient aux conditions matérielles de cette étude : c’est la raison pour laquelle, en reprenant une manière apparemment oubliée, nous proposons que le professeur ou le CPE recruté en fin de licence – sur un concours exigeant à la fois du point de vue des savoirs et du point de vue du métier – devienne fonctionnaire de la République. Nous sommes donc ici aux antipodes de l’idée de recrutement de contractuels, que nous jugeons désastreuse, pour les élèves, pour les professeurs, pour le métier. Au bout de ces deux ans de formation à l’institut, le professeur ou le CPE obtiendrait alors un master « sur titre », comme en délivrent des écoles d’ingénieur. Il faudrait donc, pour cela, que les instituts de formation soient autonomes à l’intérieur de l’université.
Et du côté de la formation continue ?
La formation continue nous paraît essentielle. Il faut noter d’ailleurs que pendant de très nombreuses années, elle a subi une dégradation considérable, jusqu’à très récemment. Dans le premier degré, la structure des « constellations », qui réunit des collectifs de professeurs, nous semble intéressante, et pourrait être étendue au second degré. Elle pourrait être développée, notamment en lien avec la recherche en éducation, comme je le précise dans ma réponse à vos questions suivantes.
Je reprenais plus haut l’idée d’un continuum de formation initiale – de la première année de licence à la troisième année de titularisation. De fait, à ce premier continuum devrait être imbriqué un second continuum, de formation continue. Ce second continuum reposerait sur la création de collectifs d’étude pérennes, au sein des établissements scolaires et des écoles, qui travailleraient en lien étroit avec la recherche en éducation. Ces collectifs pourraient utilement s’inspirer des actuels Lieux d’Éducation Associés (LÉA) à l’Institut Français d’Éducation (IFÉ), dans lesquels professeurs, personnels d’éducation, et chercheurs, travaillent ensemble, en coopération, des problèmes de la pratique. Comme ils accueilleraient des professeurs en formation initiale, ces collectifs seraient le lieu du lien entre le continuum de formation initiale et celui de formation continue.
À propos de la formation des professeurs, je voudrais par ailleurs noter un point qui me paraît très important, et assez peu aperçu, me semble-t-il. Il y a quelques années, l’institution de l’Éducation nationale disposait d’un « outil » pour la formation, initiale ou continue, tout à fait remarquable. Je veux parler du CAFIPEMF – Certificat d’Aptitude aux Fonctions d’Instituteur ou de Professeur des Écoles Maître Formateur. Pour obtenir ce certificat, les professeurs devaient en particulier accomplir une séance d’enseignement devant un jury, et produire un mémoire portant sur la pratique d’enseignement. On a décidé tout à trac, sans autre forme de procès, de supprimer et l’épreuve pratique en classe, et le mémoire, au profit d’un entretien très général dont les liens avec la pratique effective étaient distendus, au mieux évoqués.
Puis, nouvelle décision, l’épreuve pratique en classe est réintégrée, mais pas le mémoire.
Qu’on songe à la perte subie, en l’occurrence : on avait un examen doublement fondé sur la pratique. La pratique effective du professeur candidat, d’abord. Cette pratique telle qu’elle pouvait être pensée dans un mémoire, ensuite. Puis plus rien. Puis un retour à une forme tronquée. On pourrait creuser cette question, elle est édifiante.
Bizarrement, l’équivalent du CAFIPEMF pour le second degré, le CAFFA – Certificat d’Aptitude aux Fonctions de Formateur Académique, institué bien après le CAFIPEMF du premier degré, a conservé, lui, le mémoire ; mais l’épreuve pratique porte seulement sur l’analyse de séance ou l’animation d’une action de formation professionnelle. La manière dont enseigne effectivement la personne ayant obtenu le CAFFA, le jury n’y aura pas été directement confronté…
Vous préconisez un institut de recherche sur l’éducation à la façon de l’INSERM. De quoi s’agit-il ?
L’INSERM – Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, créé en 1964, est un établissement public à caractère scientifique et technologique, placé sous la double tutelle du ministère de la Santé et du ministère de la Recherche. Cette institution se présente elle-même de la manière suivante : l’INSERM « est dédié à la recherche biologique, médicale et à la santé humaine, il se positionne sur l’ensemble du parcours allant du laboratoire de recherche au lit du patient. » Sa mission consiste à « améliorer la santé de tous par le progrès des connaissances sur le vivant et sur les maladies, l’innovation dans les traitements et la recherche en santé publique. »
Il ne s’agit évidemment pas d’imiter servilement une institution qui a ses propres spécificités, différentes de celles de l’éducation et de la recherche en éducation. Mais son modèle pourrait être étudié et reconfiguré : les missions d’un institut national de l’éducation et de la recherche en éducation, qui aurait donc le statut d’établissement public à caractère scientifique et technologique, pourraient être alors d’améliorer l’éducation de tous par le progrès des connaissances sur l’éducation, l’innovation dans les dispositifs et la recherche en éducation.
En lieu et place d’une telle institution, nous avons eu, en France, l’Institut National de La Recherche Pédagogique (INRP), qui était un établissement public à caractère administratif – donc non centré d’abord sur la recherche, puis, depuis 2011, l’IFÉ, qui est une composante de l’École normale supérieure de Lyon.
Pour construire un institut national de l’éducation et de la recherche en éducation en tant qu’établissement public à caractère scientifique et technologique, on pourrait partir d’une institution comme l’IFÉ, en étroite relation avec les INSPÉ. Comme j’ai commencé de le dire dans une réponse à l’une de vos précédentes questions, un exemple emblématique du travail accompli à l’IFÉ, celui des LÉA – Lieux d’Éducation Associés à l’IFÉ – dans lesquels les professeurs d’un ou plusieurs établissements scolaires travaillent ensemble avec des chercheurs pour améliorer l’enseignement, pourrait aider à concevoir, à grande échelle, ce que pourrait être un institut national de l’éducation et de la recherche en éducation.
À terme, cet institut pourrait devenir à la fois la maison des professeurs et des CPE, et la maison des chercheurs en éducation, dans une conception renouvelée du curriculum .
Et quelle place de la recherche dans ce projet ?
C’est une place majeure, essentielle, sine qua non, pourrait-on dire. Mais, comme nous l’avons précisé, Yves Chevallard, Loïs Lefeuvre, et moi, cela suppose d’abord de concevoir la recherche comme une véritable recherche professionnelle. Cette recherche n’est l’apanage d’aucune discipline de l’université, mais elle doit instituer comme son objet fondamental le travail même du professeur, dans sa signification première : la transmission intelligente des savoirs et l’étude des questions vives de la culture. Les recherches en éducation dont les objets sont autres sont nécessaires, et elles sont bienvenues lorsqu’elles permettent de mieux comprendre l’action du professeur avec les élèves, mais l’important est que la recherche qui fait, du travail du professeur dans les classes, son objet de science, soit significativement développée.
C’est ici une véritable reconstruction de la recherche en éducation qui est en jeu. Cette reconstruction est cruciale, et elle en nécessite une autre, la reconstruction de la profession de professeur. Le métier de professeur, comme nous l’avons explicité souffre en particulier d’un double manque : manque structural d’autonomie, dans une institution où pleuvent les injonctions ; manque structural de relation avec la recherche en éducation.
Si la place de la recherche, d’une recherche en éducation reconstruite, est si importante dans ce projet, c’est donc à l’intérieur d’une coopération qu’il faut rendre organique entre les professeurs et les chercheurs. Un ouvrage est en cours de publication aux Presses Universitaires de Rennes, intitulé Un art de faire ensemble. Les ingénieries coopératives, dans lequel nous donnons à voir des exemples de ce type de coopération, dans ce que nous appelons des ingénieries coopératives. Nous y examinons comment de telles coopérations entre chercheurs et professeurs peuvent permettre d’élaborer ensemble des dispositifs dans lesquels élèves, professeurs, et chercheurs en éducation éprouvent les puissances émancipatrices que les savoirs représentent dans la culture.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda