« Tous les élèves doivent être bien accueillis. Pour cela, nous devons nous mobiliser contre toutes les formes de harcèlement que les élèves LGBT peuvent subir », dit Pap Ndiaye dans sa « Minute Pap » du 3 février 2023. L’intervention est salutaire. Avec cependant le risque d’en rester aux bonnes intentions et à l’annonce de dispositifs déjà existants comme les observatoires académiques de prévention. Peut-on même combattre l’homophobie à l’Ecole sans combattre l’homophobie de l’Ecole elle-même ? Probablement pas, à lire un passionnant ouvrage de la sociologue Gabrielle Richard, qui nous interpelle : Hétéro, l’Ecole ? L’essai montre remarquablement combien la culture scolaire véhicule voire structure les discriminations. Et il trace des pistes intéressantes pour tenter de changer l’ordre sexuel et violent du monde.
L’École est hétérocentriste
En France comme au Québec, démontre Gabrielle Richard, l’Ecole diffuse des normes qui catégorisent, hiérarchisent, détruisent. Manifestations : les élèves LGBTQIA+ sont « parmi les plus violenté.es dans l’enceinte scolaire » ; les élèves vivant dans des familles homoparentales ou transparentales ne sont pas reconnu.es tant on met l’accent « sur les processus biologiques plutôt que sociaux (adoption, recomposition familiale, procréation assistée, gestation pour autrui) » de construction familiale ; l’Ecole « impose une expression restrictive de la masculinité ou de la féminité et décourage l’exploration sur les plans identitaire et sexuel ».
Gabrielle Richard rappelle par exemple la « géographie du genre » qui sévit dès l’école primaire à travers une ségrégation de l’espace et des activités. Pour assigner à résidence sexuelle, les armes sont diverses et massives. On attribue à chaque sexe les caractéristiques supposées du genre qui lui est associé. On institue une présomption d’hétérosexualité. « On effectue un rappel à l’ordre selon lequel « les filles / les garçons » ne jouent pas à ça ». « On insinue qu’une fille avec laquelle sympathise un garçon de 4 ans serait nécessairement son amoureuse. » On célèbre des fêtes hétéronormatives (fête des mères, fêtes des pères, Saint-Valentin). « On oblige les élèves à fréquenter des toilettes ou des vestiaires sexués alors que ceux-ci ne comprennent que des cabines individuelles ». « On impose ou on interdit le port de certains vêtements en fonction des « messages » qu’ils enverraient au sexe opposé. » L’Ecole est bel et bien sexualisée. Mais pour livrer des prescriptions qui visent à maintenir un ordre du monde binaire (les filles / les garçons, le féminin / le masculin), oppressif (le masculin l’emportant évidemment sur le féminin), hétérocentré (il s’agit « pour les jeunes de faire constamment la démonstration de leur attirance romantique et sexuelle envers les personnes du sexe dit opposé »).
En matière d’éducation à la sexualité domine un modèle préventif qui l’envisage essentiellement sous les angles de l’anatomie (différentialiste) et de la reproduction (hétérosexuelle), des risques inhérents (MST, grossesse, SIDA …) et des possibilités de les contourner (la contraception). Gabrielle Richard en retrace l’histoire pour souligner en particulier combien dans l’Ecole en France le genre et l’homosexualité sont redevenus tabous : le chapitre « Devenir homme ou femme » dans les programmes de SVT à partir de 2001 s’est retrouvé la cible de la droite catholique et de manifestations homophobes inventant une pseudo « théorie du genre » ; l’« ABCD de l’égalité » déployé en 2013 par Najat Vallaut-Belkacem pour combattre les stéréotypes est l’objet d’une campagne de désinformation et de haine telle que le plan est abandonné ; le dispositif de 2018, « édulcoré », prescrit désormais 3 heures annuelles dont « les contenus varient en fonction des établissements, des velléités et sensibilités des personnes concernées ». Bref, « en matière d’éducation à la sexualité, le manque de courage politique » est manifeste et terrible.
Quid du climat scolaire ? Les insultes entre élèves banalisent et diffusent l’homophobie au quotidien. La parole, même celle des profs, se fait trop rarement inclusive. En témoigne un étudiant québécois : « Dans mon cours de SVT, les dessins étaient toujours genrés dans la binaire hétérosexuelle (un homme et une femme sont un couple). Les mots utilisés n’étaient jamais « deux personnes », « deux individus » ou « un couple », mais toujours « le garçon et la fille ». Un autre étudiant raconte : « Il y a quelques profs que j’ai remarqués au cegep, qui pouvaient faire passer le fait que l’homosexualité existe, mais vraiment subtilement … pour ne pas heurter tout le monde. Par exemple, ils disaient : as-tu une blonde ou un chum ? » Les programmes eux aussi invisibilisent : « l’Holocauste constituait en 2010 le sujet principal au sein duquel les élèves québécois.es entendaient parler d’homosexualité. » Le système apparait hypocrite : l’homosexualité serait un « sujet sensible, personnel » ; à l’inverse, l’hétérosexualité s’affiche pour constituer la norme officielle et non une orientation parmi d’autres.
Gabrielle Richard démontre d’ailleurs les limites de la « pédagogie inclusive », de la « pédagogie de la tolérance ». Dominante aujourd’hui, celle-ci déploie des interventions trop ponctuelles pour être efficaces, elle « implique un rapport de pouvoir entre les personnes qui tolèrent » et « celles qui sont tolérées », elle néglige de remettre en cause les normes et leur construction ».
Une pédagogie émancipatrice est possible
Faut-il accepter que l’Ecole véhicule une seule représentation du monde, totalitaire, celle-là même qui engendre rejet, violence, souffrance, sentiment de culpabilité ou d’infériorité, jusqu’aux suicides d’adolescent.es ? Gabrielle Richard préconise une « pédagogie critique des normes », une « pédagogie queer », une « pédagogie antioppressive ». Le but est d’aider les jeunes pour qu’iels développent une vision positive de leur sexualité et de leur identité, comprennent que « chacun des aspects identitaires d’une personne se situe sur un spectre, plutôt que dans une opposition binaire », réfléchissent sur les mécanismes qui produisent ou non « les rapports sociaux de sexe, le consentement, la culture du viol, la grossophobie … »
L’ouvrage en éclaire quelques exemples comme le dispositif « Un pas en avant » : chaque participant.e se voit attribuer un profil d’individu ; tout le monde se tient debout au fond de la salle ; l’élève avance d’un pas chaque fois qu’une affirmation lancée correspond à son profil (ex : « Les pansements « couleur peau » ont la même couleur que ma peau », « Personne n’a jamais justifié mon humeur par le fait que j’avais mes règles », « Personne ne remet en cause mes compétences parentales »…) ; l’exercice révèle les normes qui construisent les hiérarchies sociales. L’« exercice d’inversion » vient quant à lui éclairer leur arbitraire en posant aux personnes hétérosexuelles des questions souvent posées aux gays : « Selon vous qu’est-ce qui a causé votre hétérosexualité ? », « Si vous n’avez jamais fait l’amour avec une personne du même sexe, comment pouvez-vous être certain.e que vous n’aimeriez pas cela ? … » D’autres pratiques sont évoquées : le théâtre-forum, le souci d’assurer une représentation à celles et ceux qui en manquent, le développement d’un regard critique des élèves sur les contenus stéréotypés des programmes ou des livres, la possibilité de « reprendre gentiment les élèves qui assignent des préférences sur la base du genre » (ce n’est pas parce que je suis un homme que j’aime le foot ou le hockey), un manuel suédois qui « présente les organes génitaux comme grandement diversifiés et essentiellement similaires » …
Il ne s’agit pas, ajoute Gabrielle Richard, de stigmatiser les enseignant.es, souvent mal informé.es, trop peu outillé.es pédagogiquement, empêché.es d’agir par la peur des parents ou les campagnes médiatiques, parfois même cibles de discriminations comme le montre hélas chaque année le rapport de l’association SOS Homophobie. « Je serai au premier rang pour sensibiliser la communauté éducative à ces questions et à la lutte contre toute forme de violence verbale ou physique que les élèves LGBT peuvent subir », dit encore le ministre dans sa « Minute Pap ». L’intention est louable. Si elle ne se limite pas à sa dimension compassionnelle. Car, souligne Gabrielle Richard, il y a nécessité d’une formation solide qui ne doit pas concerner que quelques volontaires. Les enseignant.es expriment aussi le « besoin d’un soutien explicite des autorités scolaires ». Ils et elles trouvent d’ailleurs un appui dans ces règlements intérieurs qui interdisent explicitement l’homophobie ou la transphobie, s’efforcent d’échapper au sexisme de la langue, posent des « balises » qui légitiment l’action. Mais celle-ci, plutôt que circonstancielle et superficielle, doit être structurelle et globale pour pouvoir combattre tout à la fois homophobie, sexisme, racisme, classisme : « l’approche antioppressive, parce qu’elle favorise le développement de la réflexivité, permet de comprendre les mécanismes communs à différents rapports de pouvoir sans nécessairement devoir les aborder individuellement. » Chiche ?
Jean-Michel Le Baut
Gabrielle Richard, « Hétéro, l’Ecole ? », Editions du Remue-Menage, ISBN: 978-2-89091-681-4
Sur le site de la maison d’édition
La « Minute Pap » du 3 février 2023
Ressources sur le site Queer Education
Le rapport de SOS Homophobie 2022
L’importance du soutien hiérarchique