« Nous essayons d’être des auteurs sur Internet » : ainsi s’expriment sur leur site Ekrikok les 6èmes de Thibaud Saintin, professeur de lettres au Lycée Français International de Bangkok. L’atelier d’écriture créative et de publication réfléchie amène les élèves à travailler le français de l’intérieur même de la langue, de la littérature, du numérique. « Tous les mots sont adultes », proclamait François Bon en titre de sa célèbre « méthode de l’atelier d’écriture ». Et si les élèves aussi se faisaient adultes par l’écriture ? Un beau chemin à tracer, pour peu qu’on veuille bien leur « donner accès au pouvoir à la fois subversif, libérateur et fondateur de la parole dite « littéraire », et la possibilité de mettre ce pouvoir en partage »…
Vous avez lancé cette année « le Blog des 6èmes du LFIB » : comment en êtes-vous arrivé à un tel projet ?
D’abord, en toile de fond, le désir intime, la vieille envie (pas encore morte) d’un désormais (bientôt) vieux professeur : donner accès au pouvoir à la fois subversif, libérateur et fondateur de la parole dite « littéraire », et mettre ce pouvoir en partage.
Dans les années 90, la découverte des ateliers d’écriture créative en milieu scolaire, suite à une rencontre avec François Bon, avait provoqué un déclic. À l’époque (un peu avant la trentaine), je me sentais déjà écrasé dans la grande machine, et la démission me tentait ; la possibilité de travailler en ateliers avait été une planche de salut. Cette rencontre avait conduit à une expérimentation : un site tout en html, qui s’appelait à l’époque “Pages d’écriture”. Cela me paraissait un moyen de donner de la valeur “depuis” l’institution scolaire aux mots des jeunes personnes que la langue, le système et sa langue rebutaient : ceux qui, comme mes amis d’enfance, partaient vite en apprentissage – et dont le fait d’aller au lycée, dans la grande ville proche m’avait séparé.
La toile de fond, c’est donc une sorte de dette, une vieille obsession : comment donner voix à ceux que la langue rebute, à ceux que le pouvoir écrase par la langue… Les pistes indiquées par François Bon, comme certains passages de Rhétorique de Ponge ou L’infraordinaire de Perec, donnaient enfin sens au travail dans les classes et permettaient de légimiter une parole qui s’avérait plus authentique que celle à laquelle conduisaient les pratiques d’écriture qu’on nous avait indiquées dans les instituts de “formation”. Le texte qui à mes yeux illustrerait le mieux cette idée d’une dette est la “Vie du père Foucault” de Pierre Michon dans les Vies minuscules : cet homme qui va mourir plutôt que de devoir affronter publiquement son illettrisme. Ponge parle aussi de “ceux qui se suicident par dégoût, parce qu’ils trouvent que « les autres » ont trop de part en eux-mêmes.” Mes deux amis d’enfance et de début d’adolescence ont sombré dans cette forme de suicide de province, laissant les autres parler pour eux, jusqu’à disparaître tout court.
Plus tard, dans les années 2000, le fait de travailler à l’étranger a changé la donne. Pourtant, les tentatives (aux Philippines, au Liban) de demander aux élèves d’inventorier quelques vues insolites sur leurs parcours quotidiens… conduisaient toujours à des textes intrigants : ils étaient moins dans leur bulle qu’ils n’en avaient l’air, mais je n’avais pas toutes les clés. Lorsque nous nous sommes installés à Bangkok, ce qui a pris le dessus est la fascination pour ce mélange incongru entre la plus obscène modernité et une tradition qui imprègne toute initiative. Le regard des élèves pouvait se montrer chercheur. Il reste des débuts dans cette grande ville un blog constitué sous WordPress, et sans possibilité de créer un accès direct à chaque élève… C’est donc moi qui récupérais les textes et faisais la mise en ligne. Au retour de la période COVID où les administrations n’ont jamais si bien fonctionné pour cocher des cases en dépit de l’état mental alarmant de toute une jeunesse, l’atelier reprend tout son sens en ce qu’il fonde un regard, une démarche questionneuse, où l’on s’autorise à être fragile. C’était d’ailleurs l’idée originale : regrouper une série de personnes motivées pour un grand atelier d’écriture qui se serait intitulé “Ecrire fragile”, avec le site attenant… C’est donc dans ce contexte d’après-covid et qu’il m’a paru urgent d’amener en classe ce en quoi je crois plus qu’au reste – avec l’assise, peut-être, que donne la cinquantaine affirmée et les “années de métier” qui dépassent maintenant largement la vingtaine.
Concrètement comment avez-vous mis en place le site ?
Le travail en amont a été d’obtenir un feu vert de la part de l’administration. Il s’est ensuite déroulé avec l’informaticien en charge du réseau dans l’école. Il a fallu faire quelques tests pour installer correctement le moteur de blog (PluXml). Ce CMS est libre, gratuit, très léger, très peu contraignant (pas besoin de base de données), et surtout il permet de créer un compte par utilisateur par élève, sans avoir besoin de recourir à des services payants ou des pompes à données. Nous avons donc entièrement la main sur les données et leur diffusion, qui est nulle. Les élèves disposent d’une adresse email rattachée au nom de domaine du lycée, ce qui nous permet de garantir que la boucle est bouclée.
L’atelier a demandé une préparation des élèves en amont. En général, l’idée leur paraît plaisante si on la présente comme une occasion de faire preuve d’originalité. Je leur montre rapidement quelques textes de l’ancien blog “Yuthinay”, quelques commentaires aussi, et leur propose d’être à leur tour à la source d’un site, d’être des auteurs.
Une première séance consistait à leur faire inventer un pseudonyme, garantie de l’anonymat. C’était déjà une écriture sous contrainte : il fallait s’appuyer sur les contraintes du nom de “Pépé-le-Moko” (occasion de les surprendre avec la bande annonce de l’époque).
Comment fonctionne le dispositif de travail avec les élèves ?
Les séances d’écriture ont lieu en classe, sur feuille… Je distribue souvent des feuilles de brouillon récupérés à la photocopieuse… Cela permet de raturer, de commenter en direct, d’indiquer des pistes qui ont été raturées. Ce sont les élèves qui assurent ensuite la numérisation en saisissant eux-mêmes leurs textes, occasion pour eux de développer, de rectifier à leur guise. L’établissement dispose d’une salle informatique, et ils font la saisie dans l’environnement dont nous disposons pour le traitement de textes. Cela permet d’indiquer quelques bonnes ou mauvaises pratiques relatives au correcteur orthographique.
Les élèves de cet âge sont démunis devant un ordinateur, contrairement à ce qu’on entend souvent dire: ils savent très bien utiliser divers outils qui ne demandent qu’un doigt, utiliser des plateformes commerciales, reprendre, répercuter au sein d’un système conçu pour capter leur attention, mais pas forcément créer un document qui s’intègre à une architecture collective, celle d’une revue ou d’un blog, qui demande un “chapô”, un “image d’accroche”, etc. J’intègre donc petit à petit quelques démonstrations au cours des séances qui se déroulent en salle informatique (où l’on se rend régulièrement pour utilise aussi des logiciels ou sites d’amélioration du français) : création d’un article, chargement d’une image, intégration de cette dernière dans un article. Je me charge des catégories et des mots-clés.
J’ai beaucoup insisté avec eux sur la nécessité de garder leur anonymat, et de ne pas le révéler : c’est indispensable pour pouvoir leur demander plus tard de prendre quelques risques dans ce qu’ils voudront écrire – ou pas.
Le site met l’écriture créative au cœur du travail du français : pouvez-vous donner des exemples de vos propositions et inducteurs d’écriture (réalisés ou envisagés) ? quels sont leurs intérêts spécifiques ?
La plupart des inducteurs s’inspirent du travail déjà mené et décrit dans Tous les mots sont adultes de François Bon. Nous avons commencé par une séance délibérément détachée de tout support immédiat, de tout hypertexte : “moi tout seul”. Elle permet d’entrer directement dans une représentation de soi-même en tant que sujet de la langue, et en tant qu’unique sujet de ce qu’on peut avoir vu ou perçu. Cette posture permet immédiatement de fonder toute la démarche, sans avoir besoin d’écrire tout un “bloc” de texte mais plutôt des “fusées”, des bribes, sans avoir besoin de “développer”, sauf si on en a envie. Quand on relit, en classe, c’est là qu’on peut éventuellement imaginer une suite, un écho plus structuré, un “genre”… Evidemment, ça demande de faire une simulation, et de se livrer en classe comme on le ferait dans un atelier théâtre – ça fait belle lurette qu’on n’a plus trop peur du ridicule de toute façon.
Mais il est mille moyens de démarrer. L’important, à mon sens, est de ne jamais prononcer une injonction à “imaginer” : je ne conçois rien de plus angoissant… Alors que “se rappeler”, “compter”, “inventorier”, “regarder”… renvoie à un matériau immédiatement disponible dans la mémoire ou le monde autour de nous. Une consigne d’écriture commence souvent par l’idée de fermer les yeux et se rappeler, ou d’écouter, de sentir, de collecter.
Convoquer les sensations, quitte à donner quelques exemples : plutôt que de dire “je m’ennuie dans le bus”, essaie de dire le goût que tu as dans la bouche quand tu t’ennuies, les bruits qui accompagnent ta lassitude, les sensations de chaleur, de dureté que ton corps ressent (quelles parties de ton corps ?), etc. : inviter à “zoomer” dans les sensations à partir d’une situation.
L’un des indices qu’on suscite une envie d’écrire est la profusion de questions à la recherche d’un mot : “Monsieur, comment on dit, déjà, quand ça sent fort mais que c’est agréable quand même ?”. Et puis, le silence qui s’installe après les 250 questions où les élèves cherchent à se rassurer.
La consigne que je préfère s’inspire de Valère Novarina : inventaire de ce qu’on a été, sous forme de métiers fictifs. Surtout parce que cette approche décalée de soi-même combine toutes les exigences techniques de la nominalisation (qui devient un jeu) à la prise conscience de l’étrangeté de notre propre vie : l’écriture qu’on invente est proprement joyeuse, enjouée, et inquiétante à la fois ; elle est d’autant plus en prise avec les élèves que je fréquente qu’ils viennent tous d’horizons différents, et ont tous intégré le voyage dans leur existence. Je l’avais longuement détaillée ici :
Il peut être aussi très intéressant aussi de partir d’objets, comme le suggère Sarah Bach. Rappeler la formule de Deleuze : “commencer par le milieu”. En apportant quelques livres en classe, quelques objets, images, aliments… on permet de commencer par des sensations, auxquelles des bribes d’histoires, quelques phrases, intimes ou pas, peuvent se rattacher.
À la question récurrente : “M’sieur, mais… on peut inventer ?”, je réponds désormais : “si tu le fais, de toute façon, comment on pourrait savoir que c’est inventé ?”.
Les professeur.es de lettres ne sont guère formé.es à l’écriture créative : qu’est-ce qui vous a amené à une telle démarche ?
Ce qui m’y a amené est d’abord d’avoir été moi-même un “bon en français” par écœurement vis-à-vis de ces séances interminables où une voix à la fois pointue, monocorde et appliquée nous demandait : “alors… euh… qu’est-ce qui fait le comique de cette scène ? Hein ?…”… L’enjeu était vain, et paraissait bien moindre à mes lectures d’alors : des bandes dessinées qui me faisaient vraiment rire, elles, les collections érotiques de mon grand-frère. J’ai vécu l’envie devenue insupportable de m’échapper du cours de français, d’aller courir dehors… alors que la littérature a été une révélation après le bac, lorsque je suis tombé sur Michaux, et ai eu la chance de pouvoir en parler avec des parents de copains qui l’avaient rencontré. Je n’avais lu jusque là que les Spirou, avancé un peu avec Corto Maltese… mais n’avais aucun souvenir d’avoir ri à l’évocation de Molière.
Pourquoi vous semble-t-il important d’amener des élèves de 6ème non seulement à étudier des créations littéraires, mais à s’emparer de la langue pour pratiquer eux-mêmes la création littéraire ?
Il me paraît impossible de demander à nos élèves de commenter un pouvoir sans l’exercer eux-mêmes. Si on ne les met jamais en position d’auteurs, ils ne retiennent que la possibilité de se conformer aux pires clichés que le système valorise de facto : la médiocrité, hélas, sert de référence dans notre système où la réplication prend le dessus. Si la langue est un simple laisser-passer, un moyen de faire profil bas et de passer sous les radars, et pas une puissance dont ils sont les sujets, à quoi sert-elle ? Je suis atterré par le comportement de tant de jeunes personnes que je vois vérifier leurs notes dans “Pronote” à chaque début de séance en salle informatique. La soumission est devenue profonde et quotidienne. Le simple recours à l’adjectif “patrimonial” a quelque chose de profondément servile, et c’est ce message de soumission à la “grandeur nationale” qui, évidemment, passe auprès des élèves comme un potentiel “laisser-passer” : pour nous en sortir, chantons les mérites des anciens, récitons les fiches Wikipédia en ajoutant des louanges, et hop !
La publication en ligne semble aussi au cœur du projet : pourquoi vous semble-t-il important d’amener des élèves de 6ème non seulement à écrire, mais à habiter internet par leur créativité ?
Leur montrer qu’ils sont les futurs auteurs de ce que l’Internet pourra contenir, plutôt que des consommateurs perpétuellement avides de méthodes, me paraît une exigence essentielle à transmettre. En les mettant en position d’auteurs, même très modestement, on les rend aussi chercheurs et lecteurs des autres. Le blog invite au commentaire ; il peut laisser une trace écrite, on peut le recompiler en petit livret… C’est peu de choses, mais c’est cette mise en partage d’une parole à l’état de résistance et de fragilité à la fois qu’il me paraît indispensable de maintenir dans notre société. Et ce pourra même être un petit souvenir de ce qu’on avait écrit quand on avait onze ans, avant de se perdre de vue.
On peut aussi très simplement par ce biais aborder la question des fameux “droits” à l’image. Ils sont souvent enthousiastes à l’idée d’ajouter une photo qui illustre leur texte et permet un aller-retour entre l’image et le texte… Cette simple contrainte technique, assez vite résolue, peut leur montrer comment un autre pourrait s’approprier leur texte et leur image ; voilà qui les rend sensibles à la manière dont l’Internet s’ancre dans une réalité qu’il ne constitue pas à lui tout seul, et dont il faut repérer les limites. Cela me paraît un peu plus pragmatique que des listes de “à faire” et “à ne pas faire” qu’on trouve un peu partout, assorties de bonshommes colorés.
Le fait de “commencer” dès la Sixième combine deux nécessités : leur faire s’approprier les outils dont nous disposerons à l’avenir, et continuer à poser sur eux un regard critique. J’ai testé tout récemment “chatGPT”, et vu se dessiner une sorte de réponse standardisée à tout ce que notre société pseudo-libérale cherche à produire : une parole résignée, lisse, polie, soumise à la besogne et aux petits chefs. J’ai demandé à l’intelligence artificielle : “Ecris un texte de niveau sixième racontant l’arrivée au collège”. Le texte que j’ai lu était aussi efficace et creux qu’un discours de ministre de l’Intérieur, mais répondait en tous points à la consigne. L’intérêt de leur montrer que ce sont eux qui écrivent Internet, en temps réel, publiquement, mais pour y chercher des questions plutôt que des réponses, réside dans le moment où notre intelligence met en péril le pouvoir aveuglant de la machine que nous avons créée.
J’ai reçu une lettre d’une élève qui, en 4ème à la fin des années 90, se souvenait avoir lu quelques passages de Perec et y avoir trouvé (parce qu’on le lui avait demandé) quelques clés de lecture d’elle-même qu’elle n’avait pas pu trouver ailleurs. Elle était devenue infirmière, et ce texte l’aidait encore parfois à reconsidérer ce qu’elle admettait comme une véritable urgence (ou pas) dans son existence. Il lui rappelait sa part d’humanité, et la valeur inconditionnelle de cette humanité. Et ça réjouissait le cœur – que les bêtes n’ont pas encore mangé !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le site originel Pages d’écriture
Atelier Novarina « Mes toponymes »
François Bon dans Le Café pédagogique
« Tous les mots sont adultes » en ligne