Près de 500 000 euros pour un rapport qui prône la rémunération au mérite. Très exactement 496 800 euros facturés par le cabinet McKinsey en 2020 au ministère de l’Éducation national pour la préparation d’un colloque qui n’a jamais eu lieu. Il s’agissait alors « d’accompagner la Direction Interministérielle de la Transformation Publique dans l’organisation d’un séminaire pour réfléchir à l’évolution du secteur de l’enseignement » avait répondu le directeur du cabinet de conseil américain à l’interpellation de la sénatrice PCF Eliane Assassin dans le cadre de la Mission d’enquête sur l’influence des cabinets de conseil du Sénat en, janvier 2022. Le colloque n’a jamais eu lieu, la crise sanitaire étant passée par là. Le cabinet a fourni un rapport d’un peu plus de 200 pages justifiant une rémunération différenciée des professeurs. Un rapport rendu public le 11 janvier dernier grâce au journaliste Marc Rees qui avait saisi la CADA (commission d’accès aux documents administratifs).
« Benchmarks », « Attractions de talents », « Leadership Track », « Design », « évaluation à 360° », « Disclaimer » … Autant dire que ce rapport est peu évident à appréhender lorsque l’on n’a pas fait d’école de commerce. 204 pages et deux documents de 33 et 66 pages plus tard, on comprend pourquoi 500 000 euros pour un tel rapport sont un scandale. On n’y apprend rien, on y voit seulement la vision libérale du système éducatif qui semble avoir cours depuis des dizaines d’années en France. Un rapport dont la seule préconisation est de monter les professeurs les uns contre les autres en les rémunérant au mérite.
Investir dans l’éducation : une utilité économique
Pour justifier l’utilité sociale et économique de l’investissement dans l’éducation, McKinsey rappelle que « investir dans l’éducation comporte de multiples externalités positives. Cet énoncé, qui a longtemps relevé de l’intuition, est aujourd’hui corroboré tant par les éclairages scientifiques que par des retours d’expérience concrets. Il en ressort que les dépenses éducatives sont à considérer comme des investissements, et non des coûts, pour les États qui les engagent. Parmi les externalités positives constatées, on peut citer l’amélioration générale des conditions de vie des citoyens, une capacité accrue de la société à assurer inclusion et solidarité, et une augmentation des richesses des individus et des nations. Ces éléments définissent à la fois l’utilité économique et sociale de l’investissement dans l’éducation ». En gros, investir dans l’éducation génère des richesses… un constat qui rassura ceux qui estiment que le service public se doit d’être rentable…
Prime au mérite pour une amélioration du niveau des élèves
De ce rapport, en trois volets, on retiendra que la prime au mérite semble être l’élément clé « de reconnaissance du mérite des professeurs parmi d’autres ». Le cabinet de conseil fonde son propos sur ce qui existe dans le milieu de l’entreprise et compare à l’existant dans les systèmes éducatifs internationaux. Et si le cabinet privilégie la prime comme élément de revalorisation des enseignants, c’est parce que : « les programmes de rémunération financière au mérite sont plus efficients que les programmes de revalorisation salarial pour deux raisons. Effort accru des meilleurs professeurs, capables d’augmenter les résultats de leurs élèves 3 à 4 fois plus que les autres professeurs. Incitation des autres professeurs à faire partie des meilleurs, tout en augmentant 3 à 4 fois plus les résultats des élèves ». Qu’on se le tienne pour dit…
On sera rassuré d’apprendre que pour « permettre l’acceptabilité des mesures, vis-à-vis du corps enseignant », il faudra induire « un jeu de contraintes ». « Pas de conditionnement direct entre l’attribution d’une prime et son montant avec les résultats des élèves. Pas d’incitation négative fondée sur un système de sanctions en cas de non-atteintes des objectifs. Pas de stigmatisation des professeurs en fonction de la performance… » détaille le rapport.
Diviser pour mieux régner
On notera que l’option privilégiée par le cabinet de conseil est celle d’une prime collective ciblée. Elle induirait « la création d’un esprit de corps. L’annulation de l’effet passager clandestin dans un groupe où les moins performants sont clairement identifiables (l’ambiance en salle des professeurs risque d’être sympa…). La facilité à percevoir l’impact de son travail sur les résultats de l’entreprise ».
Les risques sont eux aussi clairement identifiés : risque de frictions entre les plus performants et les autres, mesure difficile à mettre en place dans des groupes hétérogènes (à lire comme les performants et les autres) et risque d’un effet négatif sur le collectif. Malgré cela, McKinsey estime que c’est la piste à privilégier… Et pour que ces primes collégiales soient efficaces, il faut les limiter à une équipe pédagogique de 10 personnes maximum… Là encore, on peut s’interroger sur la faisabilité d’une telle préconisation.
Côté rémunération deux scenarios possibles pour la prime au mérite collégiale – piste privilégiée par le rapport. Si elle est attribuée par un comité pédagogique pour un établissement de 50 professeurs, elle serait de +4% du salaire brut annuel « pour chaque professeur membre de l’équipe avec une majorité de dimensions notées très satisfaisants sur la grille d’évaluation ainsi qu’une lettre de remerciement du Directeur et du Recteur (Oui, oui, une lettre de remerciement…) ». Si l’équipe est jugée « excellente », la prime pourrait aller jusqu’à 8% « voire inclure des chèques cadeaux » …
On retiendra aussi la préconisation de mettre en place un référentiel de compétences pour les professeurs de McKinsey… référentiel existant depuis 2013. À 500 000 euros les préconisations, on aurait pu espérer qu’ils aient vérifier ce qui existait déjà…
Gestion des professeurs : collectif vs petit chef
Sur l’axe « Quels modèle de gestion des professeurs pour l’école de demain », le cabinet contextualise son rapport. « Révolution numérique de l’accès au savoir, nouveaux profils et attentes des élèves et du marché du travail, innovations et progrès des techniques pédagogiques : rarement dans l’Histoire le métier de professeur n’a été affecté par une telle conjonction de transformations ».
Là encore, des éléments pour « permettre l’acceptabilité des mesures, vis-à-vis du corps enseignant » sont déroulés. « Mettre le professeur au centre de la réflexion, en se focalisant sur sa progression et son bien-être. Encouragement d’un modèle adapté aux besoins des professeurs au service des élèves et de leur épanouissement. Pas de modèle de gestion complexe avec des rôles ambiguës ou sans leadership clair mais promotion d’un modèle simple, transparent et efficace. Garantie d’une objectivité forte des parties prenantes engagées dans la gestion du développement professionnel et de la carrière des professeurs. Prise en compte des spécificités du secteur public. Équilibre à trouver entre une vision verticale vs vision horizontale ». Les auteurs proposent d’évoluer vers deux archétypes. Une gestion des professeurs collégiale et horizontale, une gestion par un leadership pédagogique renforcé…S’en suit 32 pages de propositions de « transition d’un archétype » vers un autre…
Ce rapport propose une vision managériale et libérale de l’école. Il préconise de calquer le monde de l’entreprise à l’École et n’apporte aucune piste de réflexion quant à la résolution de ses maux si ce n’est mettre en compétition ses différents acteurs et actrices. On l’aura bien compris, 500 000 euros pour un tel rapport, ça fait beaucoup. On comprend mieux pourquoi rue de Grenelle, on espérait que cela resterait dans les placards.
Lilia Ben Hamouda
Sur la rémunération au mérite
Alain Chaptal et Bruno Suchaut
Quelle efficacité de la paye au mérite