Au départ du livre, l’analyse « d’une journée fasciste », celle du 24 avril 1933 qui voit C. Freinet menacé par des manifestants dans son école de Saint Paul. Laurence De Cock fait œuvre d’historienne et situe cet événement et la vie du couple Freinet dans la montée du fascisme des années 1930 et 1940. Ce faisant, elle livre les ambiguïtés du couple. Il est à la fois victime de la cabale montée par Maurras, soutenue par l’appareil d’État, éducation nationale incluse. Cela conduira finalement Freinet en camp d’internement sous Vichy. En même temps, Freinet est aussi séduit, un moment, par le maréchalisme. L’ouvrage a donc une dimension et une importance qui va bien plus loin qu’annoncé dans le titre. Laurence De Cock fait œuvre de biographe. Et elle fait découvrir pas seulement Célestin, mais Elise. Elle montre comment ce qu’on appelle la pédagogie Freinet s’est constitué peu à peu, à travers les échanges du couple avec un réseau d’instituteurs, des emprunts à l’institution scolaire, des avancées et des erreurs. Certes, le travail de l’historienne casse un certain mythe Freinet. Ce faisant, il rend Célestin et Elise plus proches de nous. Il montre que la pédagogie Freinet n’est pas un dogme, mais une réflexion perpétuelle. Ajoutons un dernier point fort de l’ouvrage : il montre comment l’administration de l’éducation nationale, avec l’appui des polices, peut participer à une campagne d’extrême droite contre un enseignant et comment elle sait persécuter son personnel. Et cela, c’est terriblement contemporain. Laurence De Cock revient sur ces points dans cet entretien.
« Une journée fasciste » va beaucoup plus loin que cette journée du 24 avril 1933 qui voit l’école de C Freinet attaquée par une foule conservatrice. C’est une biographie professionnelle, politique et pédagogique de Célestin Freinet et d’Elise Freinet. Pourquoi écrire cet ouvrage en ce moment ?
J’ai mis 4 années à l’écrire. Ce n’est pas un livre d’actualité. Je suis allé aux archives pour répondre à mon désir d’écrire sur lui et de comprendre qui il était. C’est une curiosité d’historienne. Et au fur et à mesure que je plongeais dans les archives m’est apparue la question de la répression qu’il a subi. J’ai été surprise de voir la masse de rapports des renseignements généraux, de la police. J’ai découvert la complicité entre la police et l’administration de l’Éducation nationale. Tout cela pour un homme soupçonné de militantisme et d’endoctriner la jeunesse. La question de l’actualité m’a sauté aux yeux. J’ai voulu écrire ce livre pour lancer un appel à la vigilance à propos du traitement des enseignants aujourd’hui.
On lit dans le livre les étapes de la carrière de C. Freinet. Quelles sont ses relations avec l’institution ?
Elles sont compliquées. D’abord, c’est l’action d’un couple. Célestin Freinet n’aurait pas été ce qu’il a été sans Elise Freinet. Ils avaient tous deux une relation avec l’institution qui est faite de leur amour pour l’école publique. Ce sont des instituteurs dans une école de village. Ils croient en l’école publique. D’un autre côté, on a de la déception envers une institution qui ne les reconnait pas à leur juste valeur. Ils considèrent que l’institution n’est pas assez reconnaissante envers eux et pas à la hauteur de ce qu’elle devrait être pour les enfants. Il va donc y avoir une relation frictionnelle avec l’institution. Ils sont procéduriers, courageux et l’inspection académique est souvent excédée. Ils vont rester dans l’institution tant que cela sera possible.
Freinet est-il l’inventeur de sa pédagogie ou se nourrit-il des réflexions de son époque ? Voire des recommandations de l’institution ?
Les deux. Ce livre contribue à démystifier la pédagogie Freinet. Il s’inspire de ce qui existait à son époque comme l’imprimerie. Il n’est rien sans son réseau d’instituteurs qui réfléchissent avec lui à la pédagogie. La pédagogie Freinet c’est une trajectoire de vie avec plein d’expériences pédagogiques et des retours en arrière. Ce sont des acquisitions, petit à petit, de techniques qui nourrissent une réflexion pédagogique.
Le livre donne sa place à Elise Freinet. Joue-t-elle un rôle important dans la naissance de la pédagogie Freinet ?
C’est fondamental et il était temps de le dire, même si Elise a contribué elle-même à son effacement. Quand on regarde les articles de L’éducateur prolétarien, quand on lit les bons connaisseurs de Freinet, quand on regarde sa vie, on ne peut pas imaginer que Freinet soit devenu Freinet sans elle. Le plus touchant, c’est la correspondance entre Elise et Célestin. Près de 800 pages. C’est un couple qui s’écrit tous les jours. Il est en interaction permanente dans un dialogue intellectuel. .
Il y a cette fameuse journée qui aboutit, à l’aide d’un lynchage médiatique, à chasser C Freinet de son école. Quelles forces s’opposent dans cette affaire ?
On a un instituteur dont les méthodes sont contestées par une partie des bourgeois du village. On lui reproche d’être communiste, notamment sa correspondance avec la Russie, et surtout le rêve d’un élève qu’il a imprimé, où l’élève rêve qu’il tue le maire. Ce texte est pris comme prétexte pour montrer que Freinet est subversif. À partir de là se déclenche une campagne de harcèlement. On a une histoire de village qui est recouverte par une idéologie d’extrême droite. Un matin, des manifestants marchent sur l’école et c’est violent. Freinet sort armé dans la cour de l’école.
C’est une affaire reprise par C. Maurras ?
Le rêve de l’élève arrive à C Maurras qui fera 42 éditoriaux dans L’Action française sur cette affaire. Il lui donne une dimension nationale. L’Humanité lui répond. Et l’affaire Freinet devient très politique.
Peut-on faire un parallèle avec des affaires beaucoup plus récentes ?
Je dédicace le livre à Hélène et Kai Terada et tous ceux qui sont réprimés par l’Éducation nationale. Aujourd’hui, on la voit mener des enquêtes hâtives qui servent de prétexte pour muter d’office des enseignants. Ce procédé, je l’ai retrouvé dans les archives. J’ai vu comment l’institution cherche des dysfonctionnements pour trouver des prétextes et chasser des indésirables. On voit aujourd’hui des affaires similaires à Saint Denis, Bobigny, Melle, La Ciotat. Et on voit aussi la souffrance, comme aujourd’hui. Freinet souffre. Il est dépressif. C’est de la maltraitance institutionnelle.
L’ouvrage apporte aussi un éclairage important sur le positionnement de Freinet durant la guerre. Ce militant d’extrême gauche collabore-t-il avec Vichy ? Si oui, comment l’expliquez-vous ?
Je pars de l’hypothèse d’Emmanuel Saint-Fuscien qui est le premier historien à avoir réfléchi à cette question. C’est une question lourde, ne serait-ce que parce qu’il y a une lettre de C Freinet au Maréchal Pétain. Il lui demande sa libération du camp d’internement et avance deux arguments importants. Il dit ne pas être politisé et réfute être communiste. Et il dit à Pétain qu’il y a des convergences entre le modèle éducatif de Pétain et le sien. Saint Fuscien en tire la conclusion qu’il y a des accointances entre l’éducation nouvelle et le fascisme. D’autres auteurs préfèrent ne pas en parler ou évoquent une ruse. Pour moi, on ne peut pas s’en tenir à cela. J’ai replacé cette lettre dans l’importante correspondance du couple Freinet et dans leurs échanges. On lit qu’ils s’interrogent beaucoup. Et ils se trompent souvent. Ils ont une admiration intellectuelle pour Déat. Mais le Déat du début de la guerre, un Déat qui se dit à gauche. On a avec cette lettre à Pétain un moment de doute de Freinet. P Burrin parle de « séduction souterraine » du maréchalisme. Mais cela ne va pas loin. Dès qu’il est libéré, Freinet passe à la Résistance et devient responsable d’un maquis. Ce n’est pas un collabo. Mais quelqu’un qui s’est interrogé à un moment donné.
L’ouvrage ne détruit-il pas un certain mythe Freinet ?
C’est possible. Le rôle de l’historien n’est pas d’entretenir les mythes ! J’ai commencé ce livre avec une vraie tendresse pour Freinet. Et je l’ai toujours. Mais une vie, c’est compliqué. J’ai redonné au couple Freinet leur ordinaire, leurs essais, leurs erreurs. Et je trouve cela enthousiasmant pour nous les enseignants. Car c’est cela notre métier.
Propos recueillis par François Jarraud
Laurence De Cock, Une journée fasciste, Célestin et Élise Freinet, pédagogues et militants, Edition Agone, ISBN 978-2-7489-0503-8, 19€