En 2022, l’écriture d’un conte, genre littéraire et scolaire traditionnel s’il en est, peut-elle s’adapter aux possibilités qu’offre la narration numérique ? Professeur de français au collège Louis Pasteur à Jussey en Haute-Saône, François Jacquemin a amené ses 6èmes et son groupe 6ème-5ème SEGPA à utiliser le logiciel Twine pour créer des histoires interactives à embranchements multiples. Le groupe classe propose la situation initiale, se divise pour travailler sur 2 éléments perturbateurs, se répartit ensuite en groupes de plus en plus réduits à chaque étape du récit. Des écueils sont à éviter : la gestion des groupes et « le risque que le numérique l’emporte sur le rédactionnel ». Mais les intérêts sont là : motiver l’écriture et fortifier les compétences collaboratives. Jusque chez les enseignant.es puisque dans cette activité « la co-animation est essentielle ».
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le logiciel Twine ?
Twine est un logiciel téléchargeable ou accessible en ligne (en version « use it online » sur le site) qui permet la création d’histoires interactives à embranchements multiples. Un peu comme une histoire « dont vous êtes le héros » : il s’agit de créer un récit avec des propositions de suites que le lecteur sélectionne, se laissant entraîner dans l’histoire au fil des clics de sa souris. Des options plus avancées permettent même de jouer avec des variables (variation du nom du personnage principal, de son sexe, etc.)
Comment amenez-vous les élèves à en découvrir les fonctionnalités ?
Je les fais tester : j’ai utilisé le texte du Petit Poucet que j’ai adapté sur Twine, en proposant des variations de l’histoire originale qui finissent toutes par mener à la fin traditionnelle du conte. Les élèves lisent l’histoire, qu’ils connaissent déjà ou non, et puis je leur projette l’arborescence, la page de création de Twine dont je leur explique succinctement le fonctionnement. La conception d’un récit Twine, si l’on reste basique, est très intuitive.
Quelles sont les étapes et modalités de travail pour amener les élèves à écrire le conte ?
Je pars de la classe entière, et je divise à chaque étape du conte. Nous trouvons ensemble une situation initiale ; puis deux propositions d’éléments perturbateurs, et les élèves se répartissent au choix sur l’une d’elle. On essaie de répartir les élèves de manière égale afin de diviser la classe en deux. Là, il est utile de co-intervenir avec un·e collègue afin de pouvoir gérer facilement les deux groupes. Une fois les deux éléments perturbateurs rédigés et copiés sur l’arborescence Twine, chacun des deux groupes se divise encore pour fournir, au total, quatre premières péripéties, deux sur chaque élément perturbateur. Et ainsi de suite, autant de fois que nécessaire, jusqu’à aboutir à la résolution avec un seul élève (ou deux, éventuellement). D’une même situation initiale, on arrive ainsi à x situations finales (x étant le nombre d’élèves dans la classe). Pour que les élèves comprennent bien cette scission pyramidale des groupes, je leur montre, au départ, un document qui l’explique.
Quels sont les écueils à éviter ?
Vouloir se lancer seul dans la gestion de l’activité : il est alors difficile d’aider chaque groupe ou de surveiller tout le monde. C’est une activité pour laquelle la co-animation est essentielle (se tourner vers le·la prof-doc, par exemple).
La gestion de Twine : elle peut être proposée aux élèves, mais à tour de rôle, et en nombre réduit, pour éviter de compliquer les choses et la prise en main.
La rédaction du conte : l’aspect numérique et technique peut provoquer la mise en retrait de l’aspect rédactionnel, or tout l’intérêt est de faire écrire les élèves d’une manière originale. Il faut en particulier veiller à rester dans l’univers du conte : mes élèves ont eu tendance à verser dans l’anachronisme (irruption d’ambulances et de kalachnikov !) ou dans un réalisme qui s’éloignait trop du merveilleux. L’utilisation du jeu de cartes Il était une fois (éditions Asmodée) permet de recadrer les choses en proposant aux élèves de tirer, à chaque étape, une carte personnage et/ou objet et/ou lieu qui peut, à la fois, les recentrer et leur fournir des idées.
Quelles réflexions une telle création collective a-t-elle suscité chez les élèves ?
L’écriture collaborative n’est pas toujours aisée : il faut fonctionner avec les idées de chacun, et les caractères. Mais les élèves ont apprécié de découvrir les alternatives de l’histoire proposées par leurs camarades. Ils se sont rendu compte de l’importance du vocabulaire employé et de la nécessité d’une logique dans la trame du conte.
En tant que professeur de lettres, quelles vous semblent les intérêts et limites d’une telle expérience d’écriture numérique ?
L’intérêt majeur est d’amener les élèves à l’écriture de manière ludique. Le challenge est motivant : ils savent que d’autres liront ce qu’ils produisent et que l’ensemble formera un tout construit qui sera accessible par l’ensemble de la classe, mais aussi par d’autres élèves éventuellement : il y a donc un enjeu qui dépasse le simple contrat d’écriture prof-élève et l’objectif d’une évaluation finale.
Le second intérêt est dans la pratique de l’oral et de l’argumentation : les élèves doivent échanger, partager leurs idées, mutualiser, parvenir à des consensus tout en sachant qu’ils finiront, au terme, par donner leur propre fin à l’histoire : l’écriture est donc à la fois collaborative et solitaire à un moment donné.
Les limites se retrouvent dans deux aspects que j’ai pu aborder auparavant : le risque que le numérique l’emporte sur le rédactionnel, et devienne le parent pauvre de l’activité, ce qui n’est pas le but évidemment ; le risque de tensions entre certains élèves en difficulté d’échange et qui n’acceptent pas la conciliation au sein du groupe. Il apparaît donc important, d’une part, d’insister auprès des élèves sur le fait que l’activité, toute ludique soit-elle, ne fonctionne que si l’écriture reste son cœur, et d’autre part de proposer des moyens de consensus (vote à la majorité, médiation de l’enseignant…).
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut