Le 3 mars a été promulguée une loi qui crée le délit de harcèlement scolaire et le punit de lourdes peines : suffit-il cependant de judiciariser pour régler un problème qui relève de la pédagogie ? En voici un exemple, proposé par Jenny Morère, professeure de français au collège du Plantaurel à Cazères (Haute-Garonne) : elle a conduit ses 6èmes à concevoir, écrire et publier un joli recueil collectif de fables contre le harcèlement. Morale des élèves : « Ce n’est pas parce qu’on est différent / Qu’on n’est pas intéressant. » Morale de l’enseignante : « Parler du harcèlement, le dénoncer, c’est refuser d’être la fable de quelqu’un. Et lutter en écrivant une fable, c’est faire un joli pied de nez et choisir le chemin de l’intelligence pour argumenter en divertissant. » Eclairages sur un beau projet de citoyenneté créative : par le travail de l’écriture, il vient fortifier estime de soi, sentiment d’appartenance, conscience que « les mots ont du pouvoir et peuvent être utiles aux autres »…
Vous avez invité vos élèves de 6ème à écrire des fables : pourquoi ce choix ?
Les élèves de 6ème ne découvrent généralement pas la fable, mais, ils en ont souvent une vision très stéréotypée ou gardent en mémoire des bribes récitées (cela me fait d’ailleurs penser à l’excellent poème de Claude Roy « l’affable La Fontaine » que je fais lire aux élèves après avoir recueillis leurs premières représentations). Quand on leur demande ce qu’est une fable, les élèves répondent très scolairement à la question : une histoire avec des animaux qui représentent des hommes et avec une morale, ou alors une façon de critiquer… Moi, ce que je voulais surtout c’était partir de ces idées un peu convenues et modifier les représentations en actualisant le genre, leur montrer que s’il a ainsi traversé le temps c’est qu’il a encore un écho puissant qui ne sent pas la naphtaline. Je voulais leur prouver aussi que la fable a toujours un immense pouvoir, et ce, justement car elle est un genre hybride très intéressant. Elle peut « accrocher » un lecteur de multiples façons.
Comment avez-vous guidé les élèves dans l’appropriation du genre ?
Nous avons bien sûr étudié des fables iconiques de La Fontaine ; d’autres moins connues des élèves, ou bien considérées, à tort, comme moins accessibles, alors que les élèves peuvent parfaitement comprendre le propos général. Je pense en particulier aux « animaux malades de la peste » (très utile pour le sujet que nous voulions aborder). Pour être vraiment familier avec un genre, il faut le fréquenter sous toutes ses formes, le manipuler pour mieux se l’approprier. Nous avons ainsi mis en parallèle une fable antique et ce que La Fontaine avait produit, en nous interrogeant sur la pertinence des apports, des transformations opérées. J’ai demandé ensuite aux élèves s’ils considéraient cela comme du plagiat. Nous avons aussi étudié des parodies du genre. Les élèves ont ensuite modifié des fables de La Fontaine en jouant sur les registres, en changeant des mots et tournures pour les rendre plus accessibles, amusantes, percutantes de leur point de vue… L’intérêt de la « musique » des mots, de la poésie et de son pouvoir, a émergé plus précisément à ce moment là, les élèves l’ont immédiatement senti et compris qu’il fallait s’y intéresser.
Pour ce qui est de la morale, de la façon de la comprendre, de l’écrire ou de l’associer à une histoire, j’ai demandé aux élèves de tirer au sort une « morale » venant de différentes cultures. Après un temps de partage et de confrontation d’interprétations, puisqu’au moins deux élèves tombaient sur la même morale, ils ont du imaginer une histoire impliquant des animaux pour la faire mieux comprendre. Pendant cette étape d’ailleurs, ils se sont rendu compte que ces morales touchaient à des valeurs universelles. La prise de conscience de la pérennité du genre s’est donc faite naturellement.
Comment s’est imposé le thème du harcèlement ?
Le thème choisi, le harcèlement, vient de la volonté d’utiliser un genre très ancien et toujours populaire pour parler aux jeunes d’aujourd’hui de sujets qui les préoccupent, des valeurs qu’ils veulent défendre, des problèmes qu’ils veulent dénoncer. On trouve dans le recueil des thèmes tels que la différence physique, le respect des générations, les difficultés d’apprentissage…en relation avec le harcèlement.
Le sujet s’est imposé de lui-même après une discussion lors d’une de mes heures « philosophiques » (heure d’oral organisée une ou deux fois par trimestre en classe). Le thème concernait le regard des autres et s’appuyait sur une citation de La Fontaine : « Il ne faut point juger les gens sur l’apparence ».
Très rapidement, les élèves ont dérivé sur le harcèlement, certains ont indiqué que cela leur était arrivé, d’autres qu’ils avaient été témoins. J’ai fait un rapide sondage sur mes deux classes en demandant de lever la main à ceux qui avaient été concernés de près ou de loin par la question, ou qui étaient sensibles à ce sujet, sans forcément être victimes (pour ne pas les stigmatiser). Le résultat a été édifiant pour tous. Et comme nous étions en train de chercher un thème fédérateur pour notre recueil, tous les élèves ont été d’accord pour prendre celui-là.
Comment les avez-vous amenés à saisir les manifestations et enjeux du problème ?
J’ai encouragé ce choix qui pouvait effectivement aborder ce sujet sensible, douloureux et malheureusement toujours d’actualité de façon détournée, « masquée », pour rester en lien avec le programme (« ruses, mensonges et masques »). J’ai pensé que les élèves pourraient plus facilement parler de harcèlement, sans avoir à s’impliquer trop personnellement avec leur propre histoire, tout en libérant la parole. Les élèves se sont d’ailleurs documentés sur le sujet, traité aussi dans d’autres matières, pour enrichir leur fable.
Comment les avez-vous accompagnés dans l’écriture et ses différentes phases ?
Après une séquence sur l’œuvre de Jean de La Fontaine, chaque élève a produit tout d’abord une fable individuelle. Ensuite, après un premier choix des textes les plus adaptés au thème général, réalisé par une lecture de toutes les productions, les textes sélectionnés ont été redistribués au hasard à des groupes d’élèves, pour qu’ils deviennent la propriété de tous. Ils ont été réécrits sur plusieurs semaines en classe : cohérence de l’histoire, amélioration du vocabulaire et enfin travail sur la versification avec mise en voix pour vérifier le rythme et la musicalité. Les brouillons ont été très nombreux et ils ont tous été conservés pour que les élèves puissent prendre la mesure de tout le travail effectué et se rendre compte de la grande utilité de ces écrits intermédiaires d’amélioration des productions.
Ensuite, un dernier carré d’élèves volontaires s’est proposé pour effectuer les dernières corrections, et d’autres se sont occupés des illustrations en réinvestissant des notions et techniques apprises en Arts Plastiques. Ainsi, ils ont utilisé la « saturation » qui est particulièrement en lien avec le sujet traité. L’aspect répétitif de ces illustrations qui ont souvent la même composition reprend l’idée de la répétition à la base du harcèlement, et représente l’acharnement sur une victime injustement traitée.
Quels ont été les prolongements de ce travail ?
Pour valoriser le travail de tous les élèves, j’ai décidé de publier un recueil pour que les collégiens puissent conserver une trace concrète de leur expérience d’auteur. En réfléchissant avec eux sur l’usage qui devait être fait de ce livre, ils ont décidé que nous garderions un jeu d’une trentaine d’exemplaires dans notre collège à la vie scolaire et au CDI pour que les autres enseignants, les CPE et des élèves d’autres classes, mais par forcément du même niveau, puissent s’emparer du sujet. L’enthousiasme était si grand d’ailleurs, que certains élèves se sont proposés spontanément pour parler du sujet avec le livre en main dans les écoles du secteur, pour sensibiliser les futurs collégiens et les rassurer en leur montrant que ceux qui les précédaient se préoccupaient de la question.
Je pense que c’est surtout l’objet livre qu’ils ont ramené chez eux qui a été le plus important, ainsi que la satisfaction d’être des écrivains. C’était essentiellement mon ambition. Ils se sont rendu compte que les mots ont du pouvoir et peuvent être utiles aux autres.
En parallèle et pour que tous les champs du français soient investis, en faisant profiter le plus grand nombre de ce travail, les élèves ont réalisé des mises en voix avec une véritable réflexion sur la façon de dire des fables préalablement sélectionnées dans le recueil.
Enfin, un représentant du Pôle civique du Rectorat (Équipe Académique Valeurs de la République) s’est déplacé dans notre collège pour discuter avec les élèves de ce projet et débriefer à propos de leur action. Je crois qu’il a depuis utilisé le document produit avec des lycéens pour parler du harcèlement.
Devant le succès de ce premier opus, j’ai décidé de le reconduire cette année mais refondu dans une liaison école-collège avec des prolongements un peu différents (création de fables slamées et d’un clip avec musique originale)
Quels regards d’enseignante, d’écrivaine, de citoyenne, portez-vous au final sur les créations des élèves ?
Les créations d’élèves sont essentielles de mon point de vue. Ce sont elles qui font réellement vivre les enseignements et l’appropriation des compétences de manière concrète et positive. On nous rabâche souvent le manque de confiance des élèves français. Créer et ne pas avoir peur de créer, en mesurant tout un chemin parcouru et l’évolution d’un projet de création, c’est faire sauter un verrou : celui du manque d’estime de soi. De la même façon, si l’enseignant accorde du respect à une création d’élève, quel que soit le degré d’avancement de son projet, et quelles que soient ses imperfections, c’est la meilleure façon de l’encourager à demander de l’aide, un apport théorique ou méthodologique qu’il trouvera ainsi parfaitement légitime pour s’améliorer. Susciter cette envie de faire, mieux faire, bien faire, fait énormément grandir. Et surtout, cela ne se fait pas dans un climat anxiogène, ou une quelconque compétition. On exprime ce dont on a besoin pour sa création ou une création collective.
Créer c’est sélectionner des mots et à travers les décisions que l’on prend, exprimer une opinion, et ce qui questionne dans ses choix : le mouton sombre, noir, ou noiraud ce n’est pas du tout la même chose…Et faire des choix c’est voter en somme. Quand on crée, on vote. Le lien avec le citoyen actif dans sa cité est évident. Si on ne fait pas cela on reste immobile et on n’avance pas. Un élève actif et créatif sera un citoyen épanoui dans sa citoyenneté. C’est ma conviction.
Modeste écrivaine en ce qui me concerne, j’avoue beaucoup aimer intéresser les élèves à ma passion et je trouve facilement les mots pour leur parler d’écriture. On enseigne avec ce que l’on est…La personne qui existe derrière le métier transparaît toujours dans un enseignement.
Comme dans ce projet, vous amenez souvent les élèves à se faire créatifs : pouvez-vous en donnez d’autres exemples ?
Des projets, il y en a eu beaucoup. Par exemple, la création d’un livre numérique NUMOOK sur le récit d’aventure avec la collaboration d’un collège canadien (niveau 6ème) en collaboration avec un collègue de sciences, une libraire, une médiathécaire, un comédien. Ou encore l’écriture d’un roman policier avec les 3èmes en collaboration avec un policier de police scientifique et technique et un collègue de sciences physiques et de SVT. Nous avons aussi publié un recueil de textes d’hommage aux poilus (livre broché) dans lequel les élèves incarnent un poilu inscrit sur le monument aux morts de leur ville et village. Et une autre année sur le même thème, il y a eu la création de carnets de poilus (création plastique intégrale par les élèves) en 3ème.
Par exemple encore, un recueil de correspondances qui amènent Roméo et Juliette à jouer à « je t’aime moi non plus » : il s’agissait de faire un échange de lettres d’amour, de rupture ou de reconquête entre deux classes de 4ème. Tous les élèves devaient signer Roméo ou Juliette, peu importe leur sexe (les lettres devaient être tapées pour garder l’anonymat et mises sous enveloppe comme un vrai courrier). J’avais le rôle de factrice. En fonction de la lettre distribuée aux élèves de l’autre classe, il fallait faire une réponse adaptée. Il y a ainsi eu deux échanges dans un sens puis l’autre. Ou aussi l’écriture du journal de Dracula en 4ème avec exposition ou l’atelier « Thé-poème » réalisé avec une collègue de français qui a débouché sur la création de poèmes originaux et d’un salon poétique pour déclamer les poèmes.
Pourquoi ce parti pris de la créativité ?
La pédagogie de projet, c’est réellement mon moteur. J’ai un besoin vital d’embarquer les élèves dans une histoire, un projet, et de faire converger tout mon enseignement au service de cette « production ». Je dis souvent à mes élèves qu’on peut toujours parler du moteur, lire des livres sur le moteur, admirer le brio de ceux qui ont conçu des moteurs, ou même encore décortiquer, en parole, le moteur des autres. On peut le tourner dans tous les sens, mais tant qu’on n’a pas les mains pleines de cambouis, on ne connaît pas le moteur.
On transmet des connaissances et on développe des compétences, c’est le but de notre mission d’enseignant, mais je trouve qu’enseigner le plaisir d’écrire, de créer, c’est capital. C’est ce qui peut raccrocher un élève à l’école, et c’est ce qui m’a donné aussi l’envie d’enseigner.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
La loi sur le harcèlement scolaire dans Le Café pédagogique