Comment la Nouvelle Gestion Publique de l’organisation scolaire a intensifié les difficultés des professeurs des écoles et infléchi leurs pratiques de tri des élèves. Basée sur plusieurs enquêtes touchant près de 5000 professeurs des écoles, dont une sur des démissionnaires, cette étude de Sylvain Broccolichi et Sandrine Garcia, publiée dans Sociétés contemporaines n°123, fait le lien entre le développement de la nouvelle gestion publique (NGP) et les pratiques professionnelles des nouveaux enseignants. Alors que la NGP affirme vouloir améliorer l’efficacité de l’enseignement, il opère une redéfinition des pratiques et objectifs des professeurs des écoles, accentuant le tri des élèves.
La mise en place de la NGP
» L’inflation des prescriptions et des dispositifs censés favoriser la « réussite de tous » a coïncidé en réalité avec une aggravation des inégalités scolaires ainsi qu’avec une baisse des acquis des écoliers, devenue bien visible au cours du XXIe siècle. Les transformations opérées ont alourdi et complexifié le travail des enseignants, sans les outiller davantage. Elles ont accru d’autant les risques psychosociaux « engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental », écrivent Sylvain Broccolichi et Sandrine Garcia. «
Ils commencent par rappeler les étapes de la mise en place de la NGP à travers les réformes, les directives et les dispositifs mis en place depuis les années 1980. » À partir de 2005, débute une phase plus « dure » de mise en oeuvre de ces principes de gestion. Dans un contexte de restriction budgétaire, la nouvelle phase se caractérise par un net alourdissement des tâches éducatives et administratives et une déconnection croissante entre les objectifs assignés aux enseignants et les ressources investies pour atteindre ces objectifs », écrivent-ils.
Cela passe par les évaluations qui apparaissent dans les années 1990 en CE2 et 6ème avec comme objectif la baisse des redoublements. » Ainsi, l’apparente réussite croissante et plus générale des élèves selon le critère de l’âge d’accès aux différentes classes se trouve infirmée par de nettes régressions des acquis des élèves d’après les épreuves standardisées de connaissance nationales et internationales, notamment en mathématiques et en maîtrise de l’écrit (DEPP, 2008 ; DEPP, 2017 ; DEPP, 2020a ; 2020b et 2020c). Les travaux rétrospectifs sur ce sujet indiquent que cette double tendance, à première vue contradictoire, s’est amorcée à partir du milieu des années 1980 et s’est poursuivie au cours des deux décennies suivantes, sous des formes légèrement différentes à l’école primaire et au collège ».
Les enseignants décrochent
Pour Sylvain Broccolichi et Sandrine Garcia on assiste alors à un premier décrochage entre les exigences du système et ce que peuvent faire les enseignants. » Ils sont dès lors confrontés à la gestion d’élèves en « décrochage cognitif » dont le comportement se dégrade, déstabilisant l’ordre scolaire et les enseignants. Cette déstabilisation apparaît déjà nettement dans la série des enquêtes effectuées par la DEP entre 1991 et 2005 : les enseignants y expriment de plus en plus fréquemment leur sentiment d’impuissance face aux difficultés croissantes des élèves et à leur hétérogénéité, difficultés que les redoublements leur permettaient d’atténuer… L’expérience d’un « déphasage entre leur idéal de transmission du savoir et la réalité du terrain génère un sentiment d’impuissance, mais aussi de frustration et de découragement « .
Après 2005, s’opère « une déconnection croissante entre objectifs et ressources ». 2005 c’est l’année de la loi sur le handicap qui se traduit pour les professeurs des écoles par des » tâches nouvelles et chronophages ne sont pas associées à des ressources facilitant leur réalisation, hormis des recommandations perçues le plus souvent comme incompatibles avec les contraintes temporelles et matérielles ». C’est aussi l’arrive du socle avec ses référentiels de compétences au moment même où N Sarkozy supprime 80 000 postes ce qui aggrave la situation dans des écoles où les moyens se réduisent. Petit à petit c’est la liberté pédagogique qui se réduit.
Un effet dévastateur sur l’image du métier
» Plus les enseignants sont confrontés à des problèmes insolubles, plus ils sont portés à distinguer les élèves qui peuvent progresser, de ceux qu’il s’agit seulement d’occuper (ou d’assagir). Mais ces formes de tri et de renoncement, désormais contraires à l’idéal officiel, inspirent diverses inquiétudes et précautions », écrivent-ils.
Mais le principal apport de cette étude ce sont les verbatims des enseignants interrogés sur ce qui fait le sel du métier, l’envie de faire réussir tous les élèves. » Au début j’étais complètement naïve, je pensais pouvoir révolutionner l’éducation […] j’imaginais pouvoir changer le cours de la vie de certains élèves qui sont en grande difficulté par exemple. J’avais quand même des espoirs un peu fous », dit une enseignante ayant 7 ans d’ancienneté. » Moi ça fait longtemps que je sais que tout ça c’est du pipeau, de toute façon c’est pas pour le bien de l’enfant, ce n’est pas pour le bien de l’enseignant non plus. Je ne me fais plus aucune illusion ! », déclare une enseignante ayant 13 ans d’ancienneté.
Les auteurs observent que ce réalignement professionnel touche les stagiaires. » D’après les suivis longitudinaux de PE débutants étalés sur 3 à 7 ans, trois traits conjugués de leur socialisation professionnelle affectent leur appréhension des différences entre les usagers de l’école : la précarité de leurs conditions d’exercice, la fréquence des sentiments d’impuissance ressentis avec une fraction de leurs élèves et la teneur des conseils reçus de collègues pouvant les aider à gérer tant bien que mal les situations déstabilisantes auxquelles ils sont exposés. Or, les postes dévolus aux néotitulaires sont les plus systématiquement évités par ceux ayant l’ancienneté requise… D’une façon assez générale, les pratiques usuelles de tri et de relégation consistent à « miser » sur les élèves jugés capables de profiter de leur enseignement et à se désengager vis-à-vis des autres.. Toutes ces pratiques cessent de choquer les professeurs débutants dès lors qu’elles fonctionnent comme des adaptations obligées à leur réalité professionnelle et qu’elles sont validées comme telles par des collègues ayant vécu les mêmes désillusions qu’eux. La conversion des nouveaux entrants aux normes de tri en vigueur dans leur école a alors la double vertu de les déculpabiliser et de renforcer les liens avec les collègues dont le soutien est précieux ».
Pour les auteurs, la mise en place de la NGP a perverti le métier et les représentations que les nouveaux enseignants s’en font. Pour eux, » le rythme élevé des salves de prescriptions nouvelles et de réformes imposées aux enseignants traduit une stratégie délibérée de déstabilisation de leurs routines et de fragilisation de leur culture professionnelle, dans une offensive systématique contre la résistance des salariés inspirée par des théories du management des prescripteurs ». A méditer…
François Jarraud
Sylvain Broccolichi, Sandrine Garcia. « On n’a pas le temps d’aider les élèves en difficulté ! » Alourdissement du travail des professeurs des écoles et processus de tri des élèves. Dans Sociétés contemporaines 2021/3 (N° 123).