Anina Ciuciu est la marraine du collectif #EcolePourTous qui alerte sur la situation des enfants privés d’école, issus de la grande précarité – vivant dans des bidonvilles, des squats, des hôtels sociaux, membres de la communauté des gens du voyage, mineurs étrangers isolés… Le collectif, qui estime leur nombre à quelque 100 000, a relancé une pétition pour faire avancer leur cause. Il soutient les recours en justice déposés hier par des parents vivant en bidonville à Stains (Seine-Saint-Denis) contre le refus de la mairie d’inscrire leur enfant à l’école. Il s’agit de la première action en justice depuis la publication du décret simplifiant les conditions d’inscription. Anina Ciuciu, avocate, qui a elle-même grandi dans un bidonville, dresse un premier bilan de cette rentrée dans un contexte de crise sanitaire qui a encore aggravé les inégalités.
Quel bilan faites-vous de cette rentrée ? Y a-t-il du mieux par rapport à l’an dernier ?
Avec la publication du décret le 30 juin dernier simplifiant les conditions d’inscription à l’école, nous avons obtenu une grande victoire, fruit d’un long combat. C’est incontestablement une avancée de la loi. Il est désormais beaucoup plus facile d’attaquer sur un plan juridique les mairies qui refusent d’inscrire des enfants sous prétexte qu’il leur manque des documents. Cela ira très vite : un refus d’inscription et en quelques jours on obtiendra gain de cause en justice. Car sur le terrain, nous constatons que des maires continuent de violer la loi en refusant d’inscrire des enfants. Cela arrive notamment dans le 93, un département où vit un grand nombre de ces populations en grande précarité.
Vous avez des exemples ?
A Stains, depuis janvier 2020, une famille d’origine Rrom vivant en bidonville se bat pour inscrire à l’école sa fille de 4 ans et demi. Motif du refus : ils n’ont pas de domiciliation administrative. Or ils en ont demandé une mais cela leur a été refusé. L’association de médiation scolaire ASET 93/Askola qui les suit, a informé l’Education nationale. La mairie sait pertinemment qu’ils habitent en bidonville. Dans un mail, elle rappelle qu’elle mène un projet d’insertion des Roms. Or la famille n’en fait pas partie. Cela poserait problème. C’est discriminatoire. Il existe une obligation pour les maires d’inscrire tous les enfants vivant sur la commune.
Avec l’ASET93, les parents ont décidé d’agir et ont déposé hier deux recours : un au fond, contre le refus « illégal et discriminatoire » du maire d’inscrire leur enfant, et un référé « pour faire cesser dans les meilleurs délais la violation flagrante du droit fondamental à l’instruction ».
Nous les soutenons. Le décret du 30 juin est on ne peut plus clair : il suffit d’une attestation sur l’honneur pour prouver la domiciliation. Les maires doivent l’entendre : désormais, à chaque fois qu’il y aura violation du droit à l’éducation, il y aura des recours devant la justice.
Je peux citer aussi Rosny-sous-Bois. Avant d’inscrire les enfants, on envoie les parents à la police afin de vérifier leur domiciliation. C’est illégal. On doit d’abord inscrire les enfants, la contestation venant après. Tout est fait pour dissuader. Sur son site, la mairie donne d’ailleurs une liste abusive de papiers à fournir.
A Paris, au moins cent mineurs étrangers isolés ont un refus systématique d’inscription dès lors qu’ils ne peuvent pas prouver qu’ils sont hébergés. Pourtant ils ont souvent une attestation de domiciliation administrative d’associations. En réalité, ils sont sans doute plus nombreux, le chiffre de cent représentant les mineurs suivis par l’association Droit à l’école.
Où en est votre pétition ?
Elle a recueilli plus de 20 000 signatures alors que la première, l’an dernier, en avait collecté autour de 4 000. C’est le signe que notre combat est davantage soutenu. Mais si on touche davantage les gens, la crise a encore plus « invisibilisé » nos enfants. Pour le gouvernement, nous sommes passés à l’arrière-plan.
On avait ainsi annoncé, en janvier 2020, une mission d’enquête interministérielle sur les entraves à l’accès à l’éducation, pour les enfants en grande précarité. Elle devait se mettre en place dans les six mois. A cause de la crise, cela a été reporté à la rentrée On attend toujours… Encore une fois, nos problèmes sont relégués à l’arrière-plan. Or cette mission devrait nous permettre de sortir de l’angle mort où nous sommes cantonnés. Le ministère de l’Education ferait un pas important s’il lançait cette mission.
Quelles sont vos demandes ?
Nous demandons une « trêve scolaire », c’est-à-dire qu’il n’y ait pas d’expulsions pendant l’année scolaire car les enfants se retrouvent alors déscolarisés. Nous demandons le respect de la présomption de minorité pour les mineurs étrangers isolés. Vérifier leur minorité est un long processus, ils perdent un temps précieux. Ils doivent être scolarisés dès leurs arrivée, sans attendre. Nous demandons la généralisation du Contrat jeune majeur afin qu’on ne laisse pas les jeunes sortir de l’Aide sociale à l’enfance à 18 ans sans rien, abandonnés à leur sort. Enfin, il faut mettre en place un plan contre le harcèlement raciste à l’école, un grand motif de décrochage.
Vous demandiez des médiateurs scolaires : où en êtes-vous ?
Nous avons obtenu une avancée : 28 postes de médiateur à cette rentrée. Nous sommes satisfaits car nous avons vu durant la crise combien ces médiateurs étaient indispensables pour maintenir le lien avec l’école. Mais bien sûr, 28 postes c’est largement insuffisant par rapport aux besoins. Un membre de notre collectif à Toulouse, Andreï Nicolaï, qui a vécu en bidonville et connu des difficultés pour s’inscrire et poursuivre sa scolarité, commence à cette rentrée lui-même comme médiateur. C’est une très bonne chose.
Comment voyez-vous l’impact de la crise sur ces enfants ?
D’abord, avec l’impossibilité d’aller en classe, la crise a d’une certaine façon fait expérimenter aux autres la réalité de ce que vivent 100 000 enfants sans école, oubliés, invisibles. Nous espérons que cela a permis de mieux faire comprendre ce problème ainsi que notre combat.
Mais la crise a aggravé la situation des personnes en grande précarité. Il faut savoir que 70% des bidonvilles et des squats en France sont privés d’un accès à l’eau. On comprend mieux que pour la grande majorité des enfants y vivant, avoir accès à un ordinateur et à une connexion stable est extrêmement compliqué. Tout comme avoir un lieu pour étudier ou une aide des parents. Cela a provoqué beaucoup de décrochage scolaire. Et parmi les décrocheurs en grande précarité, beaucoup n’ont pas repris l’école.
Anna Maria, qui est membre du collectif et vit en bidonville à Antony, ainsi que la grande majorité des enfants y vivant n’avaient pas d’ordinateur ni personne pour les aider. Ils ont décroché. Plus de la moitié n’est pas revenue en classe. Anna Maria, qui a bénéficié de médiation scolaire, a repris, en terminale ST2I (sciences et technologies de la santé et du social). Elle a beaucoup à rattraper, il lui faut une force et une détermination hors du commun que l’on n’attend pas des autres enfants.
Il nous reste des victoires importantes à emporter. Pour que tous les jeunes aient accès à l’école en France et que, comme les autres, ils aient eux aussi le droit de rêver.
Recueilli par Véronique Soulé