Durant la fermeture des écoles de Shanghai, 90% des écoliers ont travaillé en ligne et fait leurs devoirs de maths. Un succès qui mérite explication et peut-être aussi quelques nuances. Observer comment les écoliers chinois ont étudié pendant la pandémie c’est aussi découvrir ce qu’est l’enseignement habituel des maths dans cette métropole chinoise, comment il est organisé pour aider au mieux les élèves à progresser. Professeur émérite à l’Institut français de l’éducation (ENS de Lyon), Luc Trouche nous fait bénéficier de sa collaboration, via l’Institut Joriss, avec des chercheurs de l’East China Normal University (ECNU) et des premiers éléments d’un article à paraitre sur la façon dont 13 professeurs d’école primaire de Shanghai ont répondu aux défis de l’enseignement à distance.
Un enseignement qui repose fortement sur la collaboration des professeurs et le suivi des élèves
On présente d’abord des éléments de contexte de l’enseignement à Shanghai, puis les décisions institutionnelles prises pour faire face à la pandémie, ensuite la méthodologie de l’étude, et enfin quelques résultats.
La structure de l’enseignement primaire, à Shanghai, diffère fortement de la structure française. Les professeurs d’école ne sont pas généralistes. Les professeurs de mathématiques des écoles, par exemple, enseignent cette discipline dans deux classes (environ une heure par jour pour chacune d’entre elles). L’essentiel de leur travail, au sein de l’école, n’est donc pas la présence en classe, mais est dédié à la préparation de leurs leçons, aux interactions individuelles avec leurs élèves et avec leurs collègues (ils disposent d’espaces de travail pour cela).
Ils se réunissent en général chaque semaine, avec les collègues de leur discipline, au sein d’un Groupe d’Enseignement et de Recherche (GER) et, chaque mois, dans une structure équivalente qui rassemble tous les professeurs de l’école. Les GER sont un lieu d’échange sur les pratiques, de conception de ressources pour la classe et de discussion des questions de la profession. Dans un tel système, les classes ouvertes, où un professeur accueille ses collègues pendant qu’il fait son cours devant ses élèves, constituent une pratique ordinaire. La promotion des enseignants repose d’ailleurs sur un ensemble de critères, en particulier la pratique des classes ouvertes, et l’appui donné aux professeurs novices (Huang et al. 2016). Les enseignants dont l’expertise est ainsi reconnue peuvent recevoir des moyens pour conduire une recherche spécifique pendant trois ans.
Une politique scolaire, pour faire face à l’épidémie, qui s’appuie sur cette structure collaborative
Le premier cas de Covid-19 est détecté à Shanghai le 20 janvier ; l’état d’urgence est déclaré le 24 janvier. Les vacances scolaires en cours (pour le Premier An chinois) sont prolongées jusqu’au 2 mars. A partir du 1er février, la commission scolaire de Shanghai prépare les conditions d’un enseignement en ligne généralisé à débuter à cette date du 2 mars.
Au niveau de l’école primaire, par exemple, chaque cours de mathématiques reposera sur le visionnage d’une vidéo de leçon de 20 min, suivi d’une interaction en ligne avec le professeur de la classe qui durera aussi 20 min. La commission scolaire, toujours pour le cas des mathématiques, va découper le programme en 1000 segments, qui donneront chacun matière à une vidéo de leçon.
Puis plusieurs centaines de professeurs, reconnus pour leur expertise, vont être sollicités : ils vont devoir chacun réaliser une séquence de plusieurs vidéos de leçon correspondant à un segment du programme. Cette réalisation bénéficie de l’appui technique de la commission scolaire, et surtout de la collaboration du GER, c’est-à-dire des collègues d’école, de chacun des experts. C’est une production collaborative, qui s’inscrit dans un projet d’ensemble.
Chaque vidéo respecte un modèle donné : elle s’appuie sur une section du manuel scolaire, met en scène un vrai professeur – le concepteur de la vidéo – et des élèves virtuels qui posent des questions, émettent des doutes, proposent des solutions alternatives. Elles se terminent par la prescription d’exercices à faire. Les vidéos sont ainsi conçues comme une ressource qui va introduire, et stimuler l’interaction du professeur de la classe avec ses ‘vrais’ élèves. On pourra voir un exemple de vidéo sur ce site.
Un suivi rapproché d’un échantillon contrasté de 13 professeurs de mathématiques en école primaire
Un niveau scolaire a été choisi, le CM1, pour disposer d’élèves avec une autonomie relative, et sans la pression d’un examen final. Le thème des décimaux a été choisi, pour son caractère central dans le curriculum. La proximité de l’un des auteurs de l’article avec la commission scolaire de Shanghai a permis alors de solliciter 13 professeurs de mathématiques CM1 avec des profils contrastés : différence d’expérience d’enseignement, différence de position dans le processus de conception des vidéo de leçon sur les décimaux (concepteurs, collaborateurs ou simples utilisateurs), ou encore différence de localisation d’écoles (en banlieue ou dans le centre de Shanghai).
Un suivi proche a été réalisé pendant les deux semaines d’enseignement des décimaux : enregistrement des écrans des professeurs interagissant avec les élèves pendant les 20 min quotidiennes de cours en ligne, enregistrement des réunions en ligne des TRG, enregistrement des journaux de bord que les professeurs avaient accepté de renseigner tous les soirs ; et interviews individuels à la fin de ces deux semaines. Enfin, une interview collective en ligne a été réalisée une semaine après le retour dans les écoles. Les questions posées portaient sur quatre points : les forces et faiblesses de l’enseignement en ligne ; les principales difficultés des élèves et les moyens mis en œuvre pour y répondre ; la réalité et l’intérêt de la collaboration entre enseignants ; enfin ce que les professeurs avaient appris dans cette période. Les enseignants ont accepté ce dispositif de prise de données, correspondant pour eux à un mode d’engagement dans la réflexion sur leur profession.
La complexité de l’exercice et les conditions pour y faire face
Un premier niveau d’analyse des données recueillies a permis de réaliser le succès de la mise en œuvre de l’enseignement à distance : les vidéos de leçon ont été exploitées, de façons différenciées, par tous les professeurs, qui les ont jugées comme des soutiens précieux. Plus de 90 % des élèves ont visionné les vidéos de leçon, ont suivi les interactions distantes avec le professeur, et ont rendu leur travail. Les GER ont fonctionné, aussi de façons différenciées, et ont été perçus, en particulier par les enseignants novices, comme des soutiens indispensables.
Un deuxième niveau d’analyse met en évidence les difficultés rencontrées : difficultés technologiques (parfois une faiblesse du réseau, parfois une faiblesse des micros) ; difficultés sociales (dans les écoles de banlieue, les élèves sont plus souvent seuls à la maison, leurs parents étant requis par les tâches indispensables, santé, transports, entretien urbain ; alors qu’au centre ville, les parents font plus facilement du télétravail et suivent plus facilement l’implication scolaire de leur enfant) ; les difficultés pédagogiques (comment être assuré de l’attention des élèves sans les voir ; comment communiquer avec eux sans le soutien des gestes professionnels usuels) ; et la plus grande lenteur du temps didactique (au retour dans les écoles, les professeurs se rendent compte qu’ils doivent reprendre une partie des notions qu’ils avaient introduites à distance). La plus grande difficulté semble être un possible creusement des inégalités scolaires (ainsi, la présence des quatre élèves virtuels qui questionnent le savoir, dans les vidéos, ajoute un intérêt pour les ‘bons ‘ élèves, alors qu’elle ajoute un obstacle pour les élèves qui ont ‘du mal à suivre’.
Un troisième niveau d’analyse permet de réaliser l’inventivité des professeurs, soutenue par les processus de collaboration, en particulier du point de vue de la diversité des outils mobilisés pour interagir avec les élèves et avec les collègues : micro-vidéos pour développer un point précis du cours, micro-audios sollicités des élèves après le cours pour poser des questions, mobilisation de groupes de discussion sur les réseaux sociaux… Du point de vue des professeurs, l’utilisation de vidéos de leçon réalisées par une diversité de collègues les confronte à une diversité de styles d’enseignement, qui semble ouvrir de nouveaux espaces de développements professionnels. Lors du retour en classe « normale », les professeurs semblent vouloir conserver, pour l’enseignement en présence, certains des nouveaux outils développés pour faire face aux défis de l’enseignement en ligne.
Un quatrième niveau d’analyse permet de comprendre les trois conditions qui ont permis aux professeurs de conduire, tant bien que mal, l’enseignement à distance en temps de pandémie, de faire face aux difficultés, et d’être créatifs. Ils ont pu compter sur des ressources conçues, à la demande de leur institution, par leurs propres collègues. Ils ont pu s’appuyer sur des dispositifs régulés de collaboration, qui structurent, en temps ordinaire, l’ensemble du système éducatif. Ils ont disposé du temps nécessaire pour penser, et repenser leur enseignement. A comparer avec les conditions institutionnelles dont ont bénéficié, pendant le même temps, leurs collègues français…
Luc Trouche
Pepin, B., Xu, B., Trouche, L., & Wang, C. (2017). Developing a deeper understanding of mathematics teaching expertise: Chinese mathematics teachers’ resource systems as windows into their work and expertise. Educational studies in Mathematics, 94(3), 257–274, http://rdcu.be/koXk
Huang, X., Huang, R., & Trouche, L. (soumis). Learning from addressing the challenges of online teaching in a time of epidemic: A case in Shanghai. Educational Studies in Mathematics.
Huang, R., Ye, L., & Prince, K. (2016). Professional development system and practices of mathematics teachers in Mainland China. In B. Kaur, K. O. Nam, & Y. H. Leong (Eds.), Professional development of mathematics teachers: An Asian Perspective (pp. 17-32). New York: Springer.