La France prépare t-elle vraiment les jeunes aux défis environnementaux du 21ème siècle ? Crise sanitaire, réchauffement climatique, disparition d’espèces… Les sciences du vivant sont plus que jamais au cœur de notre quotidien. Pourtant la dernière réforme du lycée amoindrit l’enseignement des SVT. Justine Renard, enseignante de SVT au lycée Joliot Curie de Dammarie-les-Lys (77), membre du collectif Les enseignant.e.s pour la planète, argumente pour « un fonctionnement sobre et compatible avec les enjeux actuels des établissements scolaires » qui doivent devenir « moteurs dans cette (r)évolution culturelle ». « On s’accommode au fil des générations aux crises de biodiversité et à l’urbanisation », constate l’enseignante qui appelle à « la conception de projets interdisciplinaires, au croisement des regards et des savoirs et à l’exercice de l’esprit critique » chez les lycéens. Au delà des horaires réservés aux SVT, c’est aussi la manière d’aborder le développement durable qui est remise ici en question avec « des élèves qui sont dans une logique du court terme ».
Pourquoi demandez-vous un changement de cap à la lecture des nouveaux programmes de SVT au lycée ?
Je me permets d’élargir un peu ma réponse au-delà des programmes de SVT… La notion de « développement durable » a fait une forte percée dans notre société ces dernières années. Cette notion est utilisée à la volée dans tous les secteurs : dans le secteur politique, dans le secteur industriel, dans l’enseignement où l’on est passé de l’éducation à l’environnement en 1977 à l’éducation au développement durable en 2007. Ce qui est frappant, c’est que nous l’utilisons tous, mais avec une vision très personnelle et floue de ce que cela représente. C’est une notion riche en ambiguïté car laissant sous-entendre que nous pouvons poursuivre notre développement, notamment économique, mais en le rendant « durable » (bien qu’une croissance infinie dans un monde fini soit scientifiquement impossible). Dans l’imaginaire collectif revient souvent l’idée d’une société reposant sur des technologies « vertes » alimentées par de l’énergie solaire ou éolienne : rien de très révolutionnaire, l’objectif principal est de changer de source d’énergie afin de « moins polluer ».
Mais les rapports scientifiques, et notamment les rapports récents sur le climat tels que le « rapport spécial 1,5°C » du GIEC ou encore le rapport « Emission gap » de l’ONU, nous apportent désormais une vision quantitative et précise de ce qu’est désormais « vivre et répondre à ses besoins sans compromettre ceux des générations futures ». Pour ne citer que le cas du climat, certains modèles prédisent désormais qu’avec notre trajectoire actuelle, 75% de la population mondiale pourrait être victime de vagues de chaleurs meurtrières d’ici à 2100. Si nous voulons limiter au maximum les effets du réchauffement climatique, qui se font déjà durement ressentir dans certaines régions du monde, nous devons limiter le réchauffement planétaire à 1,5°C.
Mais que cela représente-t-il dans notre quotidien ? Au niveau mondial, nous émettions encore 53,5 Gt-eq-CO2 en 2018. Pour ne pas franchir la barre des 1,5 degrés, nous devons réduire nos émissions à 24 Gt-eq-CO2 d’ici 2030, soit une réduction de 45%. Si nous le rapportons au niveau individuel, cela signifie qu’en 2030, chaque être humain de cette planète doit pouvoir vivre en émettant au maximum 1,7 tonnes eq-CO2 par an. Or en France, nous en émettons en moyenne 12 tonnes eq-CO2 par an. Nous devons donc diviser nos émissions de CO2 par 6 en 10 ans en France ! Vertige… Plus frappant encore est qu’une grande partie de ces émissions sont dues à la combustion d’énergie fossiles qui représentent encore 80% de la production mondiale d’énergie et dont nous sommes complètement dépendants, ne serait-ce que pour le transport.
Autrement dit, les notions de « transition » ou de « développement durable » traduisent très mal le changement qui s’impose. Pour rendre notre société « durable », ce que nous devons réaliser, c’est une véritable rupture organisationnelle et fonctionnelle. Nos sociétés doivent impérativement et rapidement devenir plus sobres et résilientes. Mais cette rupture ne pourra se mettre en place qu’avec une forme de révolution culturelle et éthique, changeant notre rapport au temps, à la consommation, au confort et surtout aux autres, au vivant et à l’environnement.
Se pose alors concrètement la question : quel rôle doit jouer l’école dans tout cela et qu’en est-il aujourd’hui ? Il m’apparait deux points importants : d’une part l’institution scolaire doit adopter un fonctionnement sobre et compatible avec les enjeux actuels et d’autre part, elle doit être un moteur dans cette (r)évolution culturelle en fournissant non seulement l’ensemble des clés permettant aux élèves de comprendre ces enjeux dans leur globalité et mais aussi en leur permettant d’en devenir des acteurs à part entière.
Il y a eu des changements notables ces dernières années, notamment à l’échelle du lycée : création des éco-délégués, des labellisations E3D, menu végétarien dans les cantines le vendredi, introduction des « enjeux contemporains » dans les programmes. Le problème est que ces mesures sont venues s’ajouter à des emplois du temps et des programmes qui étaient déjà très serrés. Au lycée, de nombreuses contraintes, notamment la préparation aux examens qui s’est encore alourdie avec la nouvelle réforme, coincent le personnel éducatif et les élèves dans une logique du court terme et dans une course contre la montre systématique quand ces enjeux mériteraient au contraire que l’on créée de véritables espaces temporelles pour se former, s’informer et agir.
Pire encore l’efficacité de ces mesures est contrecarrée par des outils et objectifs pédagogiques qui n’ont jamais été remis en question. On peut citer par exemple la numérisation des enseignements, qui banalise l’usage du numérique auprès des élèves alors que le secteur numérique émet aujourd’hui plus de gaz à effet de serre que celui de l’aviation (et pose bien d’autres problèmes sociaux et environnementaux), point qui n’est pas même évoqué dans le nouvel enseignement Sciences Numériques et Technologiques. En SVT, on évoque dans la maigre partie du programme dédiée aux enjeux environnementaux, les limites de « l’anthropocentrisme » dans un chapitre dédié aux « services écosystémiques », une notion elle-même controversée car s’inscrivant dans une logique anthropocentrée.
Certains sites de ressources de sciences économiques et sociales validés par l’éducation nationale utilisent comme exemple les politiques environnementales de groupes tels que Carrefour, Total ou encore Vinci qui sont bien loin d’incarner un modèle de durabilité. Lucie Sauvé écopsychologue et figure de l’éducation relative à l’environnement critique vivement l’éducation au développement durable qu’elle considère comme une invasion idéologique mettant l’éducation au service d’un programme politico économique mondial de développement durable.
L’éducation semble donc fortement influencée par l’idéologie capitaliste dont il a pourtant été démontré qu’elle mènerait dans un futur proche à un effondrement de nos sociétés par épuisement des ressources (rapport Meaddows) et qu’elle est responsable de la crise de biodiversité et du réchauffement en cours. Le lycée, centré sur la réussite individuelle des élèves permet bien davantage de les insérer dans cette logique plutôt que les éveiller à ses incohérences et leur permettre d’imaginer et construire une autre société. Les enjeux environnementaux sont donc traités non seulement de façon partielle, amoindrissant leur importance mais également de telle manière qu’elle ne permet pas la remise en question du modèle de développement qui met les générations d’aujourd’hui en danger.
Les sciences du vivant font la une de l’actualité tous les jours. Sont-elles prégnantes dans l’enseignement du nouveau lycée ?
Les Sciences de la Vie et de la Terre amènent une compréhension à la fois du fonctionnement de notre propre corps et de l’environnement, et il apparait aujourd’hui crucial d’apprendre à mieux les connaître afin de les maintenir dans un « bon état de santé ». Valérie Masson Delmotte et de nombreux autres experts s’accordent à dire que les sciences de l’environnement et du vivant devraient faire partie également des « fondamentaux ». Mais alors même que les récents rapports scientifiques sur les crises environnementales ou des évènements tels que la pandémie du coronavirus nous ramènent à l’importance de nous donner une compréhension globale du vivant et de l’impact des activités humaines sur la santé humaine et des écosystèmes, les enseignements de Sciences de la Vie et de la Terre, eux, reculent.
On peut notamment s’étonner (ou s’insurger…) de la maigre place accordée à cet enseignement en seconde : 1h30 hebdomadaire, soit autant que les Sciences Numériques et Technologiques et bien moins que les mathématiques (4h), le français (4h), la physique-chimie (3h) ou encore l’histoire-géographie (3h) ! Rien ne semble justifier ce choix si ce n’est l’apparente illusion que nous pouvons vivre sans nous soucier de nos impacts sur la nature et indépendamment de ses ressources. Une telle répartition horaire semble être non seulement un héritage du développement d’une société hors sol mais aussi un facteur qui, n’outillant pas solidement les élèves face aux enjeux sociétaux actuels, ne permet ne permet pas de sortir cette logique. En effet, pour les élèves s’orientant en sections technologiques et professionnelles, la seconde est la dernière année où ils peuvent bénéficier d’un enseignement en SVT (ce que l’on peut également questionner).
Pour les élèves de la section générale qui ne prendront pas les Sciences de la Vie et de la Terre en spécialité, le programme d’Enseignement Scientifique bien est insuffisant pour fournir aux élèves la culture nécessaire à la compréhension des enjeux environnementaux et sanitaires, et ce d’autant plus que celui-ci est enseigné dans des conditions peu propices (classes surchargées, faible taux horaire…). Pourtant les enjeux environnementaux nous ramènent à l’importance de ne plus être dans l’enseignement du « ou » mais du « et » : il ne s’agit plus de se spécialiser dans un domaine sans se soucier de ses conséquences sur la santé, le vivant, l’environnement ou sur la société mais au contraire d’en comprendre l’intrication pour faire des choix éclairés et compatibles avec les limites auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui : il s’agit de donner aux élèves une vision systémique du monde. Ceci est particulièrement urgent dans notre société où se développe une « amnésie générationnelle environnementale », concept formulé par Peter Kahn, psychologue américain. Prenant pour référence de l’environnement dans lequel on grandit, on s’accommode au fil des générations aux crises de biodiversité et à l’urbanisation, donc à un état dégradé de la nature. Il y a donc urgence à « reconnecter » les élèves à leur environnement naturel, une expérience qui ne doit pas être uniquement théorique et numérique mais également sensorielle, comme le précise Anne-Caroline Prévost et Cynthia Fleury.
Pourquoi craignez-vous la diminution des projets portés en établissement ? Où l’enseignement interdisciplinaire trouvera-t-il désormais sa place au lycée ?
L’acquisition une vision systémique du monde, la compréhension de sa complexité et la construction d’une société éthique et réellement durable ne sera que le fruit d’un exercice transdisciplinaire où sciences humaines, politiques et sociales, matières littéraires rencontrent les autres domaines scientifiques. En cela il est fondamental de ménager des espaces privilégiant l’enseignement et la conception de projets interdisciplinaires, le croisement des regards et des savoirs, l’exercice de l’esprit critique. Bien qu’à petite échelle, ceci était favorisé par des enseignements tels que les Méthodes et Pratiques Scientifiques (même si limité aux SVT, sciences physique-chimie et mathématiques) ou encore par les Travaux Pratiques Encadrés qui ménageaient un espace de liberté pédagogique et de créativité apprécié des élèves et des enseignants. Or ces deux enseignements ont tout deux été supprimés avec la nouvelle réforme et aucun équivalent n’a été mis en place, ce que, pour ma part, je regrette clairement.
La mise en place de projets à l’échelle de l’établissement, peut favoriser une coopération entre les différentes disciplines et entre élèves et personnels éducatifs voire partenaires extérieurs. Mais où et comment mettre en place de tels projets et enseignements désormais ? C’est une très bonne question. Car la « disparition » des classes avec la création des spécialités, les emplois du temps surchargés et complexes, l’organisation des examens et la gestion d’autres impératifs… laissent peu de temps libre, de temps de cerveau disponible et d’énergie aux élèves et aux enseignants, entravant la mise en place de tels projets. Certains enseignants parviennent à mettre en place des clubs mais c’est le fruit d’un investissement personnel très important qui touche rarement l’ensemble des élèves et souvent peu valorisé au regard du travail fourni.
En cela il serait nettement favorable d’intégrer dans les emplois du temps des plages horaires dénuées d’impératifs disciplinaires mais pris en compte dans le service des enseignants pour favoriser les rencontres, les échanges de savoirs et de pratiques, l’intervention de partenaires extérieurs, l’émergence d’initiatives et de projets autour de l’environnement. Le collectif Enseignant.e.s Pour La Planète réfléchit ainsi la mise en place d’ « Heures Vertes » ou d’ « Assemblées d’urgence écologique » dans les établissements pour se rencontrer autour des enjeux environnementaux.
Comment les enseignants peuvent-ils améliorer la situation à leur échelle ?
Je pense qu’on ne mettra des réponses à la hauteur des enjeux qu’à condition d’être conscient de l’effort à fournir. Lorsque l’on commence à s’informer en profondeur de la situation actuelle, il est clair qu’il y a de quoi se sentir désarmé et un peu désespéré… Mais cette prise de conscience, même si par moment douloureuse, ne condamne pas à vivre quotidiennement dans le désespoir. Je trouve qu’il en surgit au contraire un élan de vie et une envie d’agir qui peut se manifester sous des formes très diverses et constructives. Certains enseignants sont déjà très investis à l’échelle de leur établissement pour tenter de faire évoluer les choses au niveau local. D’autres se rassemblent, élaborent des réflexions collectives qu’ils rendent publiques, font remonter les incohérences et difficultés qu’ils rencontrent sur le terrain, proposent des ressources et conçoivent des outils ouverts à tous. C’est le cas de collectifs d’enseignants tels que Enseignant.e.s Pour La Planète ou encore Profs en transition. Je pense néanmoins qu’avant toute chose, il est important de créer des espaces de discussions autour de ces sujets. Certains psychologues ou philosophes comme Clive Hamilton montrent qu’il existe en effet de nombreux freins psychologiques à la prise de conscience et au changement, entre autre parce que cette réalité est anxiogène. L’expérience collective aide nettement à dépasser ces freins et à mettre en place une vraie coopération, indispensable pour construire dès maintenant le « monde de demain ».
Propos recueillis par Julien Cabioch
Quel lycée face aux crises environnementales ?
Les Enseignant.e.s Pour la Planète
Dans le Café
Justine Renard : L’environnement oublié des nouveaux programmes de SVT ?