Déchirer un livre en autant de parties qu’il y a de lecteurs dans la classe : acte sacrilège ou activité féconde ? Cette proposition se nomme « arpentage » : elle est apparue dans la culture ouvrière dès la fin du 19ème siècle et a été développée par l’éducation populaire. Pourquoi et comment la mettre en œuvre en classe ? Aurore Delubriac, professeure au collège Didier Daurat à Mirambeau, en éclaire les intérêts : une séance de lecture morcelée puis partagée permet à chaque élève de s’approprier l’œuvre et à la classe de se construire une culture commune. L’activité parait avoir pour effet « de dédramatiser la lecture, voire de susciter l’envie de lire ». Elle semble adaptable dans différents contextes pour aider à lire collectivement des œuvres difficiles à lire seul, longues ou complexes. Et si, pour réussir l’appropriation, il fallait prendre le risque de la fragmentation et de la désacralisation ? Et si déchirer les livres permettait de retisser du sens entre les pages et du lien entre les élèves ?
Comment en êtes-vous venue à cette activité étonnante ?
Faire lire les élèves, les réconcilier avec cette pratique et leur montrer qu’elle peut être source de plaisir, est une gageure. J’échange régulièrement à ce sujet avec ma collègue professeure documentaliste, Marine Boulogne, qui a toujours des pistes très intéressantes à soumettre grâce au travail de veille qu’elle mène. Je suis en outre attentive à varier mes pratiques et à proposer à mes élèves autant que faire se peut, des activités différentes afin de maintenir/susciter leur intérêt. Ma collègue m’a donc fait part de la pratique de l’arpentage qui m’a immédiatement séduite par sa modalité fort singulière mais aussi en raison de tous les intérêts qu’elle présente. Je précise qu’il ne s’agit pas de systématiser cette pratique avec les élèves dès lors qu’il est demandé de lire un ouvrage mais de la proposer une ou deux fois dans l’année. Il importe en effet que les élèves se confrontent au maximum à la lecture d’œuvres intégrales en autonomie. Il s’agit juste de proposer une modalité de lecture différente qui s’avère féconde.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est « l’arpentage » ?
L’arpentage, pratique qui vient de l’Education populaire, consiste à se partager la lecture d’une œuvre afin de se forger une culture commune. Il s’agit de déchirer un livre en plusieurs parties correspondant au nombre de lecteurs.
Vous avez mis en œuvre cette modalité de lecture en 5ème autour d’Alice au pays des merveilles : comment une telle séance se déroule-t-elle ?
Afin de préparer la venue du spectacle Alice Wonderooms joué par la compagnie Laurence Andreini, et en prolongement d’une séquence dédiée au conte merveilleux en classe de 5ème, les élèves sont invités à découvrir ou redécouvrir Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Cette séance d’une heure est réalisée en classe de français avec le concours de la professeure documentaliste, Marine Boulogne.
L’ouvrage est déchiré en 30 parties égales correspondant aux 30 élèves. Une fois la distribution effectuée, chaque élève est invité, pendant ¼ d’heure – 20 minutes, à lire silencieusement les deux ou trois pages données. Pendant ce temps je note trois mots au tableau : personnages, lieux, thèmes.
La phase de lecture silencieuse achevée, je précise à quelles questions il faudra répondre pour que je puisse compléter le tableau : qui sont les personnages en présence ? Où l’intrigue se déroule-t-elle ? Que s’y passe-t-il ? Quels sont les thèmes abordés ? J’attends à chaque fois qu’au moins un indice soit prélevé dans le texte pour justifier la réponse avancée. Les élèves volontaires donnent les premiers éléments de réponse. Certains réagissent aux propositions de leurs camarades, les modèrent, confortent l’idée avancée en donnant un exemple tiré de ce qu’ils ont lu. J’invite les élèves qui n’ont pas pris la parole à me préciser les personnages en présence dans leur extrait ou ceux dont il est question, le lieu dans lequel se déroule la scène qu’ils ont lue, quels thèmes se dégagent du passage dévolu. Pendant que j’anime l’échange, ma collègue note les réponses au tableau et les organise.
Les 10 dernières minutes sont dédiées au bilan. Les élèves doivent répondre aux questions suivantes : à quel type d’histoire s’attendre ? A quel genre littéraire pensez-vous qu’elle appartient ? Cette histoire est-elle drôle ou triste ? La séance se termine avec une analyse du titre du spectacle, Alice Wonderooms. Il s’agira pour les élèves de faire du lien avec l’œuvre de Lewis Carroll et d’émettre des hypothèses quant au spectacle à venir : mise en scène (un spectacle itinérant de salle en salle), les épisodes qui selon eux sont emblématiques et seront présentés. Cela ménage un horizon d’attente et suscite de l’intérêt pour le spectacle à venir.
Après la représentation théâtrale, une comparaison entre le texte de la représentation et le livre est faite afin de faire émerger la notion d’adaptation et la définir.
Quels vous semblent les intérêts d’une telle pratique ?
Cette activité a été globalement bien reçue par les élèves car elle a l’avantage, en un temps restreint (et nous savons combien l’intérêt de nos apprenants s’émousse rapidement), de proposer une lecture d’œuvre intégrale. Or nous savons bien que l’« effort » que demande la lecture d’un ouvrage en autonomie n’est consenti que par un nombre restreint d’élèves. L’arpentage a en outre permis de rendre plus fécond l’échange qui a suivi la représentation, et a rendu plus efficiente la séance dédiée à la confrontation de l’œuvre de Lewis Carroll et de l’adaptation proposée par la compagnie Laurence Andreini : tous avaient connaissance du texte de référence.
Il s’agit, par cette pratique, de dédramatiser la lecture, voire de susciter l’envie de lire. En effet, se partager la lecture d’un livre a le mérite de ne pas bloquer des élèves non lecteurs devant des ouvrages conséquents. Par ailleurs, à l’issue de la séance, certains élèves ont eu envie de lire l’intégralité du texte et ont emprunté Alice au pays des merveilles ou son adaptation en manga proposés par ma collègue professeure documentaliste, Marine Boulogne.
L’arpentage permet en outre de co-construire du savoir, s’approprier un contenu en un temps restreint. Il n’est en effet plus question d’attendre, lorsque seulement quelques ouvrages peuvent être fournis par l’établissement, que tous les élèves aient lu l’ouvrage et se le soient prêté. Cette méthode permet de pallier des rythmes de lecture différents. L’arpentage permet également de proposer la découverte d’un plus grand nombre d’ouvrages sans impacter financièrement les familles ou l’établissement avec l’achat d’un ou plusieurs livres.
Cette méthode se prête enfin à la pratique de la différenciation. Il est possible en effet d’ajuster le nombre de pages à lire en fonction du niveau de lecture de l’élève.
Par-delà cette expérience autour d’Alice au pays des merveilles, quels autres usages de l’arpentage vous semblent possibles ?
L’enseignant pourra recourir à l’arpentage dans le cadre de la lecture cursive, notamment lorsqu’une œuvre est longue ou complexe, ou pour préparer une sortie au théâtre ou au cinéma. Il s’agira, lorsqu’il est question d’une adaptation, de découvrir ou redécouvrir l’œuvre originale afin de permettre aux élèves de mesurer et interroger, à l’issue de la projection ou de la représentation, les écarts et les invariants.
Il est possible de varier la mise en œuvre : on peut demander à chaque lecteur de présenter/résumer ce qu’il a lu. Interroger les participants dans l’ordre du texte s’avère plus aisé pour faire émerger rapidement le sens du texte, le système des personnages, les thèmes en présence. Pour pimenter l’exercice, il est possible d’interroger les lecteurs dans le désordre et de leur demander ensuite de reconstituer l’histoire. En fonction de ce que le texte fera émerger, il est possible de clore la séance par un débat. Précisons qu’en fonction de la longueur et complexité du texte ainsi que du nombre de participants, il conviendra de prévoir une séance plus longue.
Cette pratique de lecture semble également intéressante à partager entre collègues pour découvrir un ouvrage didactique ou théorique, mettre à jour les idées exprimées, en faire une analyse critique, échanger, en tirer des ressources exploitables, comme l’ont testé des collègues professeurs documentalistes de l’académie de Poitiers.
Que répondez-vous à celles et ceux qui objecteront qu’il est sacrilège de déchirer ainsi les livres ?
Je ne pratique l’arpentage en classe qu’avec des livres désherbés (ne faisant plus partie du fonds du CDI) ou d’ouvrages à moins de 3 euros. Un livre déchiré peut, par ailleurs, être réutilisé, notamment lorsque l’on a plusieurs classes d’un même niveau. Précisons que dans ce cas, seule la première assiste à l’arrachage des pages du livre, ce qui, avouons-le, surprend beaucoup et aiguise forcément l’intérêt. Pratiquer l’arpentage se révèle enfin moins coûteux que proposer des photocopies de l’ouvrage, ce qui pose par ailleurs la question des droits d’auteur.
Seules les pages sont déchirées : il n’est en aucune façon question de toucher au texte. Cette modalité de lecture permet à chaque lecteur d’approcher le style d’un auteur et l’histoire qu’il raconte. En écoutant ses pairs et en faisant des liens se dessine le sens de l’œuvre. L’élève en étant acteur d’une construction collective s’appropriera plus aisément le contenu et l’enjeu du livre. Sans vouloir dénigrer l’objet livre que je chéris comme tous les professeurs de Lettres, force est de constater que c’est souvent davantage pour le contenu que pour le contenant que nous choisissons un ouvrage pour nos élèves.
Il n’est donc pas question de sacrifice sacrilège. Réconcilier les jeunes avec la lecture, leur faire acquérir une culture sont de véritables enjeux et me semblent ne pas devoir avoir de prix. La fin justifie donc les moyens !
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
L’activité sur le site Lettres Poitiers
Un témoignage d’Hélène Paumier
L’arpentage d’un ouvrage théorique
La méthode de l’arpentage dans le cadre de l’Education populaire