Comment faire de la poésie, à l’âge numérique, une invitation au voyage jusque dans son milieu de vie ? Comment par l’écriture, créative et partagée, faire vivre aussi la liaison cycle 3 ? Julien Léoni, professeur de français au collège Paul Eluard de Montreuil, trace la voie à travers un beau projet de « street poetry ». Les 6èmes de ce Banski littéraire et pédagogue, ainsi que des CM1 et CM2 de 3 écoles primaires du secteur, ont écrit des poèmes inspirés de lieux choisis dans le quartier. Des plaques avec QR codes ont été ensuite installées pour permettre aux citadins d’accéder aux créations en ligne. Le projet bénéficie d’un fort esprit de collaboration, notamment entre enseignant.es, riches de leur expérience ZEP. Car il porte une belle leçon : « faire une place centrale à la culture et aux valeurs qu’elle véhicule, en montrant qu’elle peut appuyer la représentation, dans la cité, d’un vivre ensemble partagé. » Autrement dit dans un haïku d’élève : « À Paul Eluard / y’ a la CPE / qui empêche les bagarres » …
Pouvez-vous expliquer en quelques mots ce qu’est le projet « Poétiser la ville » ?
J’ai initié ce projet en conseil école/collège. J’ai proposé que des élèves de ma classe de 6ème, ainsi que des CM1 et CM2 des trois écoles primaires du secteur choisissent des lieux dans leur quartier et écrivent des poésies qui les évoquent. Les élèves ont assez naturellement plébiscité leur établissement et la « Place de la République » qui est un lieu central. Mais ils ont également tenu à écrire sur la bibliothèque du quartier et sur leur ville en général. Sans en obérer certaines difficultés, ils ont fait montre d’un profond attachement et d’une fierté assez subtile de leur territoire. Ces poésies ont été chargées sur un site internet dédié. Des plaques de rue ont été apposées sur les lieux. Elles présentent l’identité visuelle du projet et un QR code à flasher, renvoyant directement à la page des poèmes du lieu. De cette page, la navigation est possible vers les pages rassemblant les poésies des autres lieux. On peut, cela va sans dire, également accéder à l’ensemble des pages en tapant l’adresse du site, autrement dit sans flasher.
Quels étaient vos objectifs et motivations pour lancer une opération d’une telle envergure ?
Les visées sont multiples et pas seulement pédagogiques, stricto-sensu. Les principales d’entre elles sont évidemment de poursuivre la construction chez les enfants, ici tout à la fois acteurs et spectateurs, de l’attachement à leur ville, en valorisant eux-mêmes leur environnement.
Au-delà, et c’est sans doute le cœur de la démarche, il s’agit bien de faire une place centrale à la culture et aux valeurs qu’elle véhicule, en montrant qu’elle peut appuyer la représentation, dans la cité, d’un vivre ensemble partagé. Installer cet événement dans le temps, l’étendre aux autres quartiers serait alors un précieux adjuvant. C’est pour cela que j’ai inscrit le projet pour la campagne des budgets participatifs de la ville. Il a été retenu et est donc éligible depuis le 14 juin. L’idée est bien sûr de l’étendre pour, à terme, profiter dans toute la ville d’un maillage poétique.
Comment se sont trouvés et coordonnés les enseignants partenaires ? Comment chacun s’est-il emparé du projet ?
Comme je vous le disais, j’ai proposé ce projet, encore à l’état embryonnaire, en conseil école/collège. Nous avons longtemps été en ZEP, ce qui a créé des relations de travail entre collège et écoles du secteur et donc une synergie rapide. Le fait que je connaisse des enseignants en primaire qui pouvaient relayer l’idée auprès de leurs collègues a été décisif. Une preuve de plus, s’il en était besoin, de l’importance des réseaux en éducation prioritaire et des moments qu’ils proposaient pour nous entre collègues de primaire et de secondaire.
Vous avez-vous-même amené vos 6èmes à écrire de la poésie : comment avez-vous mené ce travail d’écriture ?
J’ai inséré ce travail de production écrite dans une séquence consacrée aux récits et aux poèmes pour célébrer le monde. Deux poèmes ont retenu mon attention. Je les ai proposés en production d’imitation avec un travail différencié autour des natures grammaticales. J’ai également proposé l’analyse d’haïkus traditionnels, suivie par un travail de production que les enfants ont beaucoup apprécié.
Pouvez-vous citer des poèmes ou des bouts de poèmes que vous trouverez particulièrement intéressants ?
« Choisir c’est se priver du reste », disait Gide : mon panel sera nécessairement arbitraire et personnel. En effet, certains textes résonnent plus que d’autres lorsqu’on connaît les profils des écrivains en herbe.
J’aime beaucoup certains haïkus dont la syntaxe ferait pourtant frémir un jury d’agrégation… mais la licence poétique les protège !
« L’eau gelée des flaques
La neige blanche dans mes cheveux
C’est ainsi que l’année recommence. »
(Lou)
« Les arbres sans feuilles,
nus. Les feuilles dans la cour,
Le vent frisonne le monde. »
(Kadidja)
« Mon collège
Ses salles de cours
Enfants si légers »
(Jeanne)
« Clair de lune d’hiver
l’ombre du collège
la salle allumée »
(Molly)
Ou alors un poème d’imitation à la manière de Guillaume de Saluste Du Bartas d’Emilio :
« Je te salue, ô Montreuil,
ô Montreuil porte-joie,
Porte-cinéma, porte-nuages, porte-parc, porte-lois
Porte-oiseau, porte-musique, heureuse, attentive, merveilleuse, verdoyante, instructive, mélodieuse,
Vêtue d’un manteau luisant,
Passementé de fresques, bigarrée de diamant
Je te salue, ô Montreuil, racine, base ronde,
Pied du grand animal qu’on appelle le Paris,
Chaste épouse du Ciel,
Assuré fondement des étages divers d’un si grand bâtiment.
Je te salue, ô Montreuil,
Ange-gardienne, protectrice, réalisatrice des gens d’ici.
Tout, ô grande actrice vit en faveur de toi. »
J’invite celles et ceux qui liront cette interview à flâner sur le site.
Des QR Codes disposés à différents endroits de Montreuil permettent d’accéder aux poèmes des élèves : comment concrètement avez-vous mené une telle installation ?
Ce fut un long chemin, mais je comprends que, devant l’ampleur de mes demandes, on m’ait demandé des « garanties ». J’ai ainsi suivi le trajet logique pour être soutenu en contactant d’abord les élus de quartier, qui se sont ensuite fait le relais de la demande auprès des services. Les premiers textes reçus ont achevé des convaincre les agents de la municipalité de l’engagement des enfants et de l’Éducation Nationale. Il a alors fallu discuter, réfléchir et arbitrer financièrement, ce que je comprends parfaitement. Mais, étant tenace, je crois avoir été un avocat qui, à défaut d’être brillant, s’est révélé utile à la cause. Au final, la coordination s’est patiemment construite et j’ai même rencontré M. le maire qui s’est personnellement engagé pour que le projet voie le jour, alors que nous étions hors délais pour les budgets. M. Bessac a tenu à une inauguration officielle qu’il a animée et qui a véritablement lancé « poétiser la ville ». Les services de l’éducation, des travaux, de la voirie, de la direction numérique, de la communication et de la culture ont œuvré à la réussite du projet.
De la date du premier mail à la pose des plaques, 7 mois se sont écoulés. Cela peut paraître long mais je me sais heureux d’enseigner à Montreuil, cette ville laboratoire attachée à la culture, car peu de municipalités se seraient lancées sur un tel pari. Je dois aussi dire que mes collègues du GREID Lettres de Créteil auquel je participe m’ont particulièrement motivé et soutenu tout au long de ma démarche.
Vous avez ainsi amené à coopérer des écoliers et des 6èmes : quels vous semblent les intérêts de cette liaison cycle 3 que beaucoup d’établissements ont du mal à faire vivre ?
Encore une fois, notre collaboration à Paul Eluard avec les écoles du secteur s’est construite dans le temps grâce à feu notre réseau d’éducation prioritaire. Sa disparition, non sans que nous ne luttions ardemment pour le conserver, nous a porté un rude coup et nous ne devons ces synergies qu’au compagnonnage et aux liens tissés auparavant. Je comprends totalement les difficultés des collègues, déjà accaparé•e•s par un quotidien plus difficile que le mien. J’appréhende chaque année le départ de collègues sur qui je sais pouvoir compter et réciproquement. Il est indispensable de pouvoir dégager du temps pour mettre en place des projets qui trouvent une issue concrète.
Vous avez invité vos élèves à s’emparer par la poésie de leur milieu de vie : quel bilan final tirez-vous du projet ?
Je suis un peu vieille école, malgré mon penchant pour le numérique. Ainsi, la première satisfaction est d’avoir mené un projet qui soit entièrement dédié à la mission que je tente d’accomplir depuis mon premier poste : défendre et valoriser la langue française ainsi que faire de la culture une valeur cardinale et universelle. J’ai fait mon métier de professeur de français sans en travestir le cadre ni en masquer les difficultés.
De plus, voir ses enfants, assez jeunes du reste, s’emparer du projet et le mener « concrètement » à mes côtés restera un moment important de ma carrière.
Enfin, l’idée de faire exister (de créer, pour reprendre l’étymologie de la poésie) dans l’espace public un objet…, d’accomplir ce faisant un travail de « maker », ne m’a pas déplu. Enfin, je suis d’une génération qui n’a jamais détesté que d’aucuns écrivent sur les murs, alors, même si c’est virtuel, mettre des mots dans la ville m’a comblé.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut