Comment l’école française est-elle devenue la plus inégalitaire des pays développés ? Le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) a publié le 26 septembre un passionnant rapport sur le sujet. Il en ressort que les premières responsables du creusement des inégalités sont les politiques scolaires elles-mêmes avec, notamment, une politique d’éducation prioritaire qui enfonce aujourd’hui plus qu’elle n’aide les élèves défavorisés. Le CNESCO lance aussi une hypothèse nouvelle : les enfants d’immigrés souffriraient de discrimination négative.
Nathalie Mons, la présidente du CNESCO, et Georges Felouzis, professeur à l’université de Genève, ont présenté ce rapport à deux voix. Ils en ont d’abord souligné la dimension inédite. Vingt-deux équipes de recherche, françaises et étrangères, y ont collaboré, mêlant plusieurs disciplines – sociologues, économistes, psychologues, didacticiens, etc.
Au centre de leurs recherches, l’aggravation des inégalités à l’école française entre 2000 et 2012, ce qui a impliqué de remonter aux sources et de travailler sur les trente dernières années. Enfin, sur le sujet lui-même, a souligné Nathalie Mons, « très peu de recherches avaient jusqu’ici étudié les raisons des inégalités à l’école et comment on en est arrivé là. »
Avant d’en venir aux principaux responsables puis aux préconisations, le CNESCO a dressé un constat saisissant de toutes les inégalités que l’école génère et qui pèsent sur le destin scolaire, puis professionnel, de ceux partant déjà avec le moins d’atouts – pour résumer sommairement : les enfants de milieux défavorisés, avec un faible capital culturel et des parents très éloignés de l’école.
Inégalités de traitement
Il y a d’abord les inégalités sociales de départ, c’est-à-dire le milieu social de l’élève (la CSP de ses parents). A partir de là vont se greffer ce que le CNESCO appelle les » inégalités de traitement « . En France, chaque enfant a droit au même enseignement partout sur le territoire. Dans la réalité, selon qu’il est scolarisé en Seine-Saint-Denis ou dans le centre de Paris, s’il fréquente un collège ghetto ou un établissement d' » élite « , il n’a pas les même conditions d’enseignement.
» Nous avons voulu travailler sans tabous « , a assuré Nathalie Mons. Sur cette question des » inégalités de traitement » – l’une des parties de l’étude les plus intéressantes -, le CNESCO n’y va pas par quatre chemins. » L’école française donne moins à ceux qui ont moins « , assène-t-il , prenant le contrepied des envolées officielles serinées ces dernières années – » Il faut donner plus à ceux qui ont moins « . Formule qui est la raison d’etre de la politique d’éducation prioritaire.
Coup de grâce
Le CNESCO donne le coup de grâce à cette politique déjà régulièrement critiquée. » Elle devait être provisoire. Or elle dure depuis plus de trente ans, c’est bien la preuve qu’elle a échoué « , a résumé sa présidente. Créé pour faire de la discrimination positive en faveur des élèves des milieux populaires et pour combler les écarts avec les autres, elle en serait arrivée, selon le rapport, à pratiquer, à l’inverse, de la discrimination négative.
Parmi les critiques formulées, les moyens supplémentaires accordés aux établissements en éducation prioritaire ne sont pas suffisants pour faire la différence. En particulier, le nombre d’élèves par classe reste trop importants.
Collèges ghettos
Ensuite, l’enseignement y est » de moins bonne qualité « , déplore le rapport. Le temps d’apprentissage est plus court qu’ailleurs en raison des problèmes de discipline. Les enseignants s’adaptent, revoient leurs exigences et font faire des exercices plus simples. Jeunes et inexpérimentés, ils sont souvent moins assurés et ne restent pas longtemps dans leur établissement.
Cerise sur le gâteau, les élèves en éducation prioritaire pâtissent d’un environnement scolaire plus difficile, indique le CNESCO. Ils fréquentent des établissements très ségrégués – ces collèges ghettos où les » natifs » dans une classe se comptent sur les doigts d’une main. Il souffrent d’un climat scolaire plus dégradé que dans les paisibles écoles de centre-ville.
Chaîne des inégalités
Poursuivant la chaîne des inégalités produites par l’école, le rapport évoque les » inégalités de résultats » – un aspect plus connu. Les écarts de résultats se creusent entre les élèves en éducation prioritaire et les autres, aidés en plus par des petits cours privés. Le fossé s’est accentué ces dernières années, propulsant la France championne des inégalités à l’école : les » élites » sont devenues encore meilleures tandis que les plus faibles s’enfonçaient toujours davantage.
Suivent les » inégalités d’orientation « , bien documentées elles aussi. Un élève aux résultats très moyens et de milieu aisé sera orienté en voie générale car on croit en sa capacité de rebondir. Un élève très moyen de milieu défavorisé atterrira, lui, en professionnel.
En découlent des » inégalités de diplômation » – les élèves les plus modestes décrochent les diplômes les moins côtés -, puis des » inégalités d’insertion » – à diplôme égal, un élève ayant un réseau et des connaissances grâce à sa famille s’insèrera plus facilement sur le marché du travail.
Elèves issus de l’immigration
Une autre partie novatrice, mais guère plus réjouissante, du rapport concerne les élève issus de l’immigration. Jusqu’ici, on imputait très largement leur moindre réussite scolaire – mesurée par les études Pisa de l’OCDE qui, là encore, classe la France parmi les plus mauvais élèves – à leur milieu, au fait qu’ils vivaient dans des foyers ayant des difficultés.
Georges Felouzis et son équipe apportent ici un nouvel éclairage. Les niveaux d’éducation et les catégories socio-professionnelles des parents issus de l’immigration se sont élevés. Or on ne constate pas d’amélioration des performances scolaires de leurs enfants comme pour les » natifs » en pareil cas.
Discrimination
Hypothèse avancée pour l’expliquer : les enfants d’immigrés souffriraient de nouvelles formes de discrimination négative. Ils se retrouveraient, notamment, dans des collèges très ségrégués, entre eux.
Autre phénomène inquiétant. Les familles issues de l’immigration investissent désormais beaucoup dans l’école. Elles sont deux fois plus nombreuses à souhaiter un bac général pour leurs enfants. Or ceux-ci continuent d’aller massivement dans les filières pros où ils sont sur-représentés. Ces différences entre les aspirations et la réalité, écrit le CNESCO, » vont créer des sentiments d’injustice et de discrimination vécue comme ethnoculturelle « .
Briseuse de rêves
Qui sont les grands coupables de cette école toujours plus injuste, briseuse de rêves et génératrice de frustrations ? L’enseignement privé ne joue pas vraiment de rôle, estime le CNESCO. Les cours privés, que les enfants de chefs d’entreprise et de professions libérales sont trois fois plus nombreux à prendre que les enfants d’ouvriers non qualifiés, ne sont guère plus décisifs.
Pour le CNESCO, ce sont les politiques scolaires menées depuis trente ans qui sont les premières responsables. La politique d’éducation prioritaire a échoué. Le label est devenu stigmatisant et fait fuir les classes moyennes. Les moyens distribués pour » compenser » sont bien trop éclatés pour être efficaces.
En marge de la classe
A côté, au fil des ans, on a multiplié les dispositifs – études dirigées, aide individualisée… Sans plus de succès. » A chaque fois, explique Nathalie Mons, on intervient en marge de la classe, on prévoit quelques heures d’accompagnement individualisé des élèves mais ce n’est pas suffisant. Et ceci sans changer la pratique pédagogique et le quotidien des élèves. »
Pire, poursuit la présidente du CNESCO, alors que l’on connaît des » leviers efficaces » et que plusieurs pays ont récemment progressé en matière de justice scolaire, en France on poursuit toujours les mêmes politiques. » Faire de l’éducation prioritaire aujourd’hui, c’est accepter la ségrégation scolaire, assure Nathalie Mons, au lieu de lutter contre, on essaie d’agir sur ses effets. On met plus de moyens, on sait que ça ne marche pas et on continue. »
Préconisations
Face à ce paysage déprimant, le CNESCO formule une série de recommandations. Sur un plan général, il préconise un changement de gouvernance, avec moins de réformes à répétition et plus de confiance aux acteurs de terrain, davantage de transparence, et » une clarification de la vision de la justice à l’école « .
Il évoque aussi une série de mesures plus concrètes Parmi celles-ci : rendre obligatoire la formation continue des enseignants et encourager les expérimentations pédagogiques en primaire; relancer la scolarisation des moins de 3 ans, prévue par la Refondation mais encore trop modeste, et expérimenter un « professeur des apprentissages fondamentaux » pour prévenir la difficulté en primaire.
Dans le secondaire, le rapport préconise encore de renforcer la mixité sociale dans les 100 collèges les plus ségrégués, ce qui signifie aller bien au delà des quelques expérimentations de mixité sociale annoncées par la ministre Najat Vallaud-Belkacem; d’accompagner davantage les familles les plus éloignées de l’école dans le dédale de l’orientation; de rénover l’enseignement professionnel dans un sens d’équité; enfin d’aider davantage les élèves les plus démunis en augmentant les fonds sociaux.
Tout un programme pour une école que le pouvoir avait promis de totalement » refonder » mais qui s’est arrêté en chemin, et qui, demain, pourrait faire un bond en arrière.
Véronique Soulé
Mixité sociale : le rapport du Cnesco